IsabelleGhn (avatar)

IsabelleGhn

Éditrice éclectique transfem

Abonné·e de Mediapart

99 Billets

0 Édition

Billet de blog 4 octobre 2025

IsabelleGhn (avatar)

IsabelleGhn

Éditrice éclectique transfem

Abonné·e de Mediapart

LA TROISIÈME ESPÈCE (chapitre 8 — Berlin-Est)

Alors que le monde est au bord de la guerre, en 1961, trois hommes à la poursuite d'un mythe...

IsabelleGhn (avatar)

IsabelleGhn

Éditrice éclectique transfem

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

LA TROISIÈME ESPÈCE
Chapitre 8
BERLIN EST

Le matin du 8 février 1961, le ciel est gris. Il n’a pas cessé de pleuvoir cette nuit sur Berlin. Il fait froid. Pour Einar et Samy, ça peut aller, mais c’est Théo qui maugrée le plus alors qu’ils prennent leur petit déjeuner dans la Frühstücksraum[1] de l’Hôtel Am Zoo, sur cette grande avenue berlinoise, la Kurfürstendamm.
— Quelle nuit ! Je ne sais pas ce qu’ils faisaient dans la chambre à côté de la mienne, mais on aurait dit une sorte de rodéo. Ces allemands... aucun savoir-vivre.
Einar est assez étonné de la réflexion de son ami.
— Pourtant ce n’est pas encore le festival du film.
— Quel rapport ?
Einar, toujours de cet humeur égale, enjouée, même devant les réflexions grognantes, pose sa tasse de thé sur la table.
— C’est vrai... votre passion, ce sont les livres. Eh bien, tous les ans, c’est ici que viennent la plupart des stars du septième art, pour le festival du film de Berlin.
— Ah ! Les gigoteurs sur pellicule... ne me dites pas qu’ils tournaient une scène d’un de leurs “chefs-d’œuvre” ?
— Pas à ce que je sache, mon cher Théo, répond-il avec un léger sourire.
Un petit silence s’installe à leur table, comme une respiration, un changement de bobine. C’est Samy qui reprend la parole, changeant de sujet.
— Alors, cher Einar, c’est ce matin que vous allez voir votre ami, Ernst von Karg ?
— Oui, nous avons convenu de nous voir dans un café juste à côté du ministère de l’intérieur Est-Allemand...
— Tiens donc ? fait Théo.
— Oui, mon ami, et ceci pour une bonne raison... d’abord pour rassurer nos “anges gardiens”, qui nous suivent depuis hier soir...
À cet instant, Théo, l’air affolé, tourne la tête de tous côtés.
— Comment ça ? On est suivis par des espions ?
Einar, très calmement, met une main sur l’épaule de Théo.
— Aucun souci, je m’y étais préparé. Mais cela cessera, dès que l’administration de la RDA sera au courant de nos recommandations et du rapport que ne manqueront pas de faire les uns et les autres. Et donc, étant aux sus de tous, notre passage n’en sera que plus simple, et surtout pour notre ami Samy, qui par son origine tibétaine, aurait pu inquiéter l’ours.
Théo ne dit rien, mais à son regard cinglant, il n’en pense pas moins.
— C’est fascinant votre façon de “préparer le terrain”, mon cher.
— Mon cher Théo, l’habitude de côtoyer certaines personnes... et donc, il me donnera les papiers qui nous feront passer sans encombre ni questions inquisitoriales.
Cette fois, Théo a le sourire.
— Ah ben tant mieux ! J’en ai soupé des portes-uniformes... depuis soixante-dix ans.
Einar se lève en posant sa serviette sur la table, avec une lenteur calculée et un œil discret sur une personne au bar jouxtant la Frühstücksraum.
Samy l’a remarqué lui aussi, il sourit, comme Théo, et se tourne vers Einar.
— Il est plutôt bien habillé pour un fonctionnaire de l’Est.
Einar se penche vers lui.
— En fait, la Stasi, la police politique de RDA, emploie beaucoup de gens communs. Ce sont surtout des citoyens comme les autres. Ainsi, ils passent plus inaperçus.
Samy se retient de rire, en mettant son doigt en travers de ses lèvres pour indiquer à Théo de ne pas rire non plus.
— Eh bien... là... c’est raté, commente Théo.
Un clin d’œil d’Einar confirme son appréciation.
— Bien, j’y vais de ce pas, ne bougez pas, je suis de retour vers midi. Nous déjeunerons ici et nous partirons juste après pour l’Est.

Dès qu’il s’est levé, “l’agent” semble hésiter quelques instants avant de se décider à suivre Einar.
Théo regarde la scène comme un de ces films d’Hitchcock, et dès qu’ils ont disparu tous les deux, du revers de la main, il tape sur le bras de son ami.
— Vraiment... c’est du grand n’importe quoi ces filatures.
Samy répondant d’un air détaché, après avoir suivi lui aussi ce manège, fait une proposition.
— Ça te dit une partie d'échecs, Théo ?

Au bout de quelques minutes de marche, d’un pas tranquille, les mains dans le dos, Einar passe à côté de la Kaiser-Wilhelm-Gedächtniskirche[2], la ruine restante de la guerre. Il sait que l’homme de l’Est le suit. Ça le rassure.
Après avoir traversé le parc du Tiergarten, le Canal de Landwehr, plusieurs grands boulevards, longé la Porte de Brandebourg toujours aussi bien gardée ; il s’approche de la Friedrichstraße où se trouve le point de passage qu'il a choisi, le Tränenpalast.
L’air de rien, juste avant d’y arriver, il se baisse pour “relacer ses chaussures” en jetant un œil discret pour s’assurer qu’il est bien toujours suivi.
“Très bien, cher camarade... tu travailles bien”, pense-t-il.
Il se dirige vers le guichet où siège un fonctionnaire, tendant sa pièce d’identité.
Le douanier le regarde de haut en bas en comparant son visage avec la photo du passeport.
— Guten Tag. Zweck Ihres Aufenthalts in der DDR ?[3]
— Ich habe einen privaten Termin mit Herrn Oberst a. D. Ernst von Karg.
— Haben Sie eine Einladung ?
Il tend la lettre de son ami von Karg, l’invitant personnellement.
— Nur ein persönliches Schreiben von ihm. Hier bitte.
— Wie lange bleiben Sie in der DDR ?
— Nur für ein paar Stunden. Ich kehre heute Mittag zurück in den Westen.
— Kommen Sie später wieder ?
Einar répond d'un air neutre.
— Ja, heute Nachmittag. Dann mit offiziellen Dokumenten und zwei Kollegen ; wir sind zu einem wissenschaftlichen Besuch in Leipzig eingeladen.
— Reisen Sie jetzt mit Gepäck ?
— Nein, nur mit meinen Ausweispapieren.
Apparemment rassuré de la manière dont Einar a répondu, et à la lecture du courrier envoyé par un dignitaire militaire du régime, il lui fait signe.
— In Ordnung. Bitte treten Sie zur Kontrolle ein.

Une fois passé le contrôle, il se dirige tout droit vers son rendez-vous.


[1] “Salle du petit déjeuner”. Notez qu’il n’y a aucune source semble-t-il sur ce point... je me suis donc permise de l’imaginer.
[2] Église du Souvenir de l'Empereur Guillaume.
[3] — Bonjour. Motif de votre séjour en RDA ?
— J’ai un rendez-vous privé avec le colonel en retraite Ernst von Karg.
— Avez-vous une lettre d’invitation ?
— Juste un courrier personnel de sa part. Le voici.
— Combien de temps restez-vous en RDA ?
— Juste quelques heures. Je retourne à l’Ouest à midi.
— Vous reviendrez plus tard ?
— Oui, cet après-midi. Avec des documents officiels et deux collègues ; nous sommes invités pour une visite scientifique à Leipzig.
— Vous avez des bagages ?
— Non, uniquement mes papiers d’identité.
— Très bien. Veuillez vous avancer pour le contrôle.

(chapitre 9, mardi 7 octobre 2025 “Markkleeberg”)

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.