Imaginaire n° 786
samedi 5 avril 2025
L’ombre de l’Écarlate (VIII)
- Les “voyages” -
Du commissariat du Petit-Montrouge, la police arrive sur place assez rapidement.
La circulation des tramways hippomobiles ainsi que des vélos est bloquée, tout comme les passants sur ce côté de l’avenue d’Orléans.
Le meurtre violent qui réveilla tous les immeubles alentour était si atroce que l’on interdit même aux femmes et aux enfants d’emprunter le trottoir d’en face.
Le commissaire Jérôme Latue, fin limier de l’époque, examine, “à l’américaine”, les lieux du crime.
— Marcel, mon vieux, je crois qu’on a là un cas hors concours, si j’ose dire. Depuis l’affaire de ce serpent python tueur que l’on a fini par retrouver dans la Seine, je n’ai rien vu de plus étrange.
— Commissaire, peut-on retirer le corps ? Ça commence à jaser dans le quartier.
Le jeune homme devant le commissaire, avec son appareil photo, attend la décision.
— Bertillon, vous faites un sacré boulot avec cet appareil moderne. Je parlerai de vous à la hiérarchie. Mais faites, faites. Déjà, je peux vous donner le nom de cet individu. Il s’agit d’Octave Gachont, un de ces anarchistes. Je crois savoir, par l’une de mes mouches, qu’il était en relation avec le vieux Baptiste Jarot.
Tandis qu’Alphonse Bertillon fait demi-tour pour accompagner ses collègues de la Préfecture, l’adjoint Marcel Durut paraît effaré.
— Comment cela, celui qui fut député de Paris en 1830 ?
— Oui, da, celui-là même qui fit un procès à sa petite belle-fille, ça à fait grand bruit.
— Un sacré morceau que celui-ci.
— Sûr, Marcel, sûr ! Je vais me couvrir en allant consulter “dieu”.
Marcel sourit, malicieux.
— Camescasse ?
— J’ai plutôt intérêt à ça, après l’enterrement du vieux Blanqui, en janvier, et le foutoir que ça a été. Et surtout si je veux avoir les coudées franches dans “la haute”.
— Tu crois vraiment, Jérôme, que le père Jarot aurait trempé dans cette affaire ?
— “Demande et on te répondra”, a dit le seigneur.
***
Gustave se tait soudainement. Il réfléchit longuement, alors que le prêtre le regarde fixement, sentant une confession venir.
— Mon fils, je suis prêtre, je peux vous entendre ici en confession.
Ce que vient de dire son premier confesseur, lorsqu’il était jeune, à Beaune, semble le rassurer. Il respire mieux et se lâche.
— Ouiii, mon père... voilà, en fait d’autres voyages, il n’y a pas eu que l’Égypte, la Chine, le Japon, l’Afrique occidentale ou l’Australie... ce sont des voyages que j’ai eu tort, à l’époque, devant les autorités, de qualifier de... Il prend une pause... “spatio-temporels” !
Simon Applegood, qui ne veut croire qu’en la science, se retient de tout reproche à l’encontre de son ouaille.
— Un peu comme cet auteur anglais... monsieur Wells et sa fameuse “machine à remonter le temps” ?
— Plus ou moins, j’avais acheté et lu ce livre dans son édition originale, en 1896. Et à cette époque-là, tout comme vous, mon père, je pensais juste à de la fiction...
— Allons, allons, mon fils, soyez sérieux !
— J’ai été interné à Saint-Anne près de trente ans à cause de cela...
Le curé se radoucit.
— Je comprends votre détresse, Gustave.
Ils se taisent.
— Mon fils, aimeriez-vous refaire un séjour chez ma petite cousine, à Holyhead ? Je sais que vous aimez pratiquer la langue de mes ancêtres.
Gustave, au bord des larmes, reprend son sourire.
— Ah ! Depuis ma retraite de professeur d’anglais à Janson de Sailly, je n’ai pas pu prendre le temps d’aller la voir, cette si chère Mary.
— Elle ne vous a pas oublié, vous savez.
Gustave reste silencieux, ne voulant dévoiler son secret et l’impossibilité morale, pour lui, de se marier avec la petite cousine de son confesseur.
*
Les hautes montagnes du Tibet, embrasées par les feux de l’astre, finissent par effacer cette “vision”.
Madeleine semble revivre.
— Il me faut vous dire...
— Je crois savoir, Madeleine Lamorie, coupe Tenzin. Vous avez déjà eu des expériences de voyages dans les espaces du temps ?
Madeleine ne s’attendait pas à celle-là. Elle bégaye.
— M... mais... comm... comment pouvez-vous avoir deviné cela, Rinpoche ?
Il lui sourit tendrement.
— Je suis un vieux “Rinpoche”. Je vous ai regardée lors de notre voyage d’hier. Il était évident que vous en aviez déjà l’habitude, si j’ose dire. Ce sont les circonstances que je ne sais évidemment pas. Je ne suis qu’un moine... pas un dieu.
Elle lui rend son sourire et semble tout à fait rassurée.
— Alors ? Je pourrais...
— ...Régler ton “Histoire”. Peut-être, peut-être, cela ne dépend que de ta sagesse à te mouvoir dans cet espace, et non d’une quelconque “for-ce”. La force n’est rien sans la sagesse qui maîtrise les émotions. Et vice-versa d’ailleurs.
— Que faut-il que je fasse, Rinpoche ?
— Méditer, ou comme disent les occidentaux, “penser”. Il faut penser d’abord.
***
— Marion Poulbot ?
— Oui maman.
— Bon, on est dimanche, j’irais voir ça demain matin.
*
Le lendemain, Colette veut en avoir le cœur net. Très calmement, elle se lève pour aller voir cette personne, alors que la fillette reprend forme.
— Prends soin de ta sœur. Je reviens tout de suite.
Descendant les étages assez rapidement, elle finit par arriver devant le kiosque.
En effet, c’est une femme qui tient le kiosque, en lieu et place d’Octave Gachont.
Pour ne pas passer pour une folle, elle prend une stratégie “de côté”.
— Bonjour madame.
— Bonjour Colette, tu ne m’appelles plus par mon prénom ? dit-elle, un peu amusée.
— Pardon, une longue nuit à l’hôpital. Mais dis-moi, et pardon si je suis indiscrète, un de mes patients semblait te connaître.
— Ah, tiens-donc, un de tes fous ? Non, un homme qui disait s’appeler Octave Gachont.
La kiosquière reste bouche bée.
— Ben ça alors ! Ça se peut pas, Colette... j’ai bien connu un Octave Gachont, mais ça doit être un manomyne ?
— Tu veux dire qu’il portait le même nom ?... Marion.
— Ben oui, celui que j’ai connu, j’ai failli me marier avec, en 1881, mais avant que je doive reprendre le kiosque, il a été tué quelques jours auparavant.
— Ah ?
— Oui, ici même d’ailleurs.
(suite au prochain épisode...)