L’OMBRE DE L’ÉCARLATE (XXI)
- La grâce du coup -
— …le 14 juillet 1821, dit Joséphine Thiérard d’une voix monocorde.
Lucia Latue-Della Corte est sidérée de la connaissance qu’a cette jeune fille.
— Comment savez-vous tout cela, mademoiselle Joséphine ?
— Mon père m’a appris à tout savoir des autres avant même de les rencontrer, ne serait-ce que pour ce genre de “mondanité”, dit-elle d’un ton froid, mais empreint d’un respect inné pour ses aînés. D’autant que c’est moi qui hériterai de la Banque familiale... le plus tard possible, bien entendu.
Disant cela, elle se tourne vers son père avec un regard trahissant un respect immense.
— Une femme à la tête d’une banque ?
Lucia, bien que portée par les idées naissantes du féminisme politique, n’en revient pas d’entendre pareille chose.
— Mon père a fait en sorte que la Banque Thériard & Cie soit une “société de personnes”, non soumise à la réglementation pro-masculine.
Lucia en reste bouche bée.
— Je suis impressionnée par votre détermination, mon enfant.
Joséphine lui sourit enfin.
— Père, ayant perdu ma mère lorsqu’elle me mit au monde, le 2 janvier 1831, m’a éduquée en dehors des convenances habituelles réservées à notre genre, madame. Ainsi, même à mon âge, je parle déjà quatre langues et j’entretiens une correspondance fournie avec nombre de mes pairs, sous couvert d’un pseudonyme masculin... bien entendu.
Soudain, les deux femmes échangent un sourire complice, mâtiné de quelque chose comme une revanche.
— Extraordinaire !
— Ainsi, je corresponds avec messieurs Georges Peabody, que connaît bien notre hôte, David Hansemann en Allemagne, Carl Mayer von Rothschild en Italie ; vous devriez le connaître pour ses œuvres caritatives dans le Royaume des Deux-Siciles ?
— Ça me dit quelque chose, en effet.
— Sans oublier, bien sûr, l’excellent Willem Hendrik Suringar, aux Pays-Bas.
Lucia, ne pouvant dire un compliment de plus sans paraître inconvenante, s’éclipse après l’avoir saluée.
— Je vous souhaite de réussir une vie pleine, mademoiselle.
***
6 mars 1857. Paris.
2 rue Saint-Pierre-Popincourt.
Une jeune fille aux cheveux rouges est au chevet de Vidocq, alité.
— Ah, ma petite, tu es bien gentille de me garder ton amitié indéfectible.
— L’honneur de l’amitié prévaut toujours, monsieur.
Il se tourne vers elle, affaibli déjà, mais lucide encore.
— Tu sais, aujourd’hui, cela fait cinquante-huit ans, jour pour jour, que j’ai réussi ma première évasion du bagne de Toulon... avec l’un de mes codétenus, Hughes Lafontaine.
Elle ouvre de grands yeux.
— C’est extraordinaire !
— Quoi donc, ma belle ?
— Il y a neuf ans, presque, j’ai rencontré cet homme-là ! Petit, légèrement rondouillard, l’œil vif et le parler franc et juste.
Cette fois, c’est Vidocq qui est étonné.
— Ma petite... pour une banquière, fricoter avec un babouviste, c’est étrange.
— Vous savez bien que ce n’est pas “la Banque” qui me tient à cœur. C’est mon père, d’abord, pour qui je nourris un amour reconnaissant, total et indéfectible. Pour ma mère, ensuite, que je n’ai pas eu l’honneur de connaître, puisqu’elle est morte en couche en me donnant vie... et enfin, ce que cette affaire peut apporter à d’autres.
Vidocq a l’air gêné. Joséphine s’en aperçoit.
— Qu’y a-t-il, monsieur ?
— Rien, rien... je t’assure.
Elle commence à froncer les sourcils ; elle sent bien qu’il y a quelque chose.
— Ne me mentez pas, monsieur. Vous savez que j’ai cela en horreur.
— Bien... remarque... peut-être vaut-il mieux que ce soit moi qui t’en informe. La fortune de ta famille provient...
Il a du mal à déglutir.
— Elle provient de quoi ? s’enquiert Joséphine, haussant légèrement le ton.
— D’un vol !
*
Dans le petit salon de l’appartement de Vidocq, tous deux sont assis, l’un en face de l’autre, à côté de la cheminée où brûle un feu ; seul témoin de la scène. Sur la table basse, deux tasses de café fument encore.
— Eh oui. Ton ancêtre, Paolo Tériardi, engagé volontaire dans l’armée d’Italie en 1796, après avoir déserté de l’armée austro-hongroise, s’est retrouvé à Toulon. Là, il a fait la rencontre d’un Jean-Baptiste Jarot, prêteur sur gages dans cette même ville. Il avait amassé une fortune peu après la Révolution, notamment avec les assignats.
— Et donc, mon ancêtre l’a volé ?
— Oui.
***
24 décembre 1870. Paris.
Hôtel de Lauzun, 17 quai d’Anjou, sur l’Île Saint-Louis.
Il fait extrêmement froid, moins onze degrés. Les Prussiens encerclent la capitale depuis septembre.
La cheminée délivre une chaleur agréable. L’homme, couché sur le sofa juste en face de l’âtre, a le visage blême.
Sa fille, qui a déjà pris les rênes de la Banque Thériard, est à genoux, la tête dans les mains tremblantes de son père.
— Pourquoi... pourquoi papa... notre fortune est due à un crime ignoble ?
Son père tourne un visage ridé avant l’âge, comme habité d’un sombre passé. Une larme coule sur sa joue. Il regarde sa fille qu’il a formée seul, avec quelques précepteurs et préceptrices d’exception.
— Je sais, Joséphine. C’est pour cela que j’ai essayé, tant bien que mal, de faire le bien autour de nous. Sans dilapider ce vol... au contraire, en faire profiter les autres. Promets-moi de continuer sur cette voie, ma fille adorée.
— Oui papa.
L’émotion la submerge. Elle, si forte d’habitude pour s’imposer dans un monde “d’hommes”, pleure à chaudes larmes. Elle sait que la fin de son “dieu vivant”, comme elle dit si souvent, est proche.
— Tu diras à Ferdinand de se méfier de ses élans humains. J’ai peur qu’il fasse une bêtise par amour ou fraternité. Tu as bien choisi l’homme qui t’accompagne. Comme cela, tu répares un peu le mal qu’a fait notre aïeul envers sa famille... même si c’est un “adopté”.
— Oui papa... mais tu le connais. Je ne peux mettre en cage l’ami de Hugo et Vallès, ou de mes sœurs ; Dmitrieff, Jardinaud, ou Louise Michel.
Doucement, Clément Thériard ferme les yeux. Sa tête penche sur l’épaule de sa fille.
***
21 décembre 1881. Paris.
Fin d’après-midi, gare de Lyon.
Édouard Fabien de l’Estreste, secrétaire particulier de l’ex-député Baptiste Jarot, attend son maître sur le quai.
Le train, dans un bruit infernal de machine à vapeur, stoppe enfin.
*
— Bien, mon cher Édouard, allons directement chez cette prostituée, cette succube immonde qui dilapide encore l’argent volé à mon père... surtout avec ces anti-France, comme pourrait le dire le jeune Barrès. L’autre jour, avant ma visite à mon ami Raffaello Capovilla, j’en parlais avec Déroulède. Il pense comme moi... avec l’armée, on pourrait en finir avec ces gueux.
*
28 quai des Célestins, vers seize heures quinze.
Le coche du vieux Jarot s’arrête.
— C’est bien au 3e ? Madame Robuchon, c’est cela, mon petit Édouard ?
— Absolument. Elle vous est acquise, entièrement.
— Bien, je vais pouvoir ainsi préparer mon attaque en face.
— N’oubliez pas votre sabre, Maréchal Jarot !
— Bien sûr... il a toujours su couper court à mes ennemis.
*
Un quart d’heure plus tard.
La fenêtre ouverte laisse voir le 17 quai d’Anjou en face.
— Mon Maréchal, intervient la vieille Robuchon, voulez-vous du sucre dans votre thé ?
Il se retourne brusquement.
— Qu’est-ce que vous m’emmerdez avec votre décoction immonde de cette Perfide Albion.
La vieille dame, digne malgré le caractère impulsif de ce vieux militaire aigri, garde un sourire aimable.
Soudain, une forme vaporeuse apparaît juste devant Baptiste Jarot, alors qu’il venait de commencer à installer son arme à feu de longue portée. La forme semble flotter dans les airs.
Pris de terreur d’abord, l’homme de guerre, le politique, se reprend.
Il reconnaît la femme. Stupéfait, il bégaie.
— Jos... Joséph...
Un couteau de boucher sort alors de derrière la forme.
Un cri.
— Nooooon ! Pas ça.
L’apparition prend la forme d’une petite fille. Elle semble se battre contre “l’autre”, mais le couteau s’abat directement dans le crâne avec un coup sec, d’une puissance incroyable.
Un éclair rouge-orangé éclate, ne laissant que la figure triste de la petite fille. La femme, elle, a totalement disparu.
La vieille dame, les yeux exorbités, ne peut que se signer. Mais avant de tomber sur son plancher, évanouie, elle entend, en face, un cri... une gueulante de joie, de délivrance.
— C’est fait ! Je revis !
(Suite au prochain épisode...)