LA TROISIÈME ESPÈCE
Chapitre 9
MARKKLEEBERG
Ce n’est que plus de deux semaines plus tard, le 24 février en début d’après-midi, qu’Einar réapparaît à l’hôtel Am Zoo.
Théo et Samy n’en ont été informés que le matin.
Dès que leur camarade entre par la grande porte de l’hôtel, l’air las, mais tenant sur ses jambes, c’est Théo qui se précipite vers lui pour lui donner une accolade émue.
— Alors ? Que s’est-il donc passé, cher camarade ?
— Une histoire de cloche-merle... dit-il d'un air las.
Le regard lourd, mais souriant, il répond à l’empathie de son ami Théo.
— ...une vieille histoire de la Seconde Guerre mondiale. Mais l’essentiel c’est que nous ayons à la fois la possibilité d’aller tranquillement à Leipzig, mais en plus avec le chauffeur personnel du professeur Friedrich Meier !
Oubliant son anxiété qui lui prenait le ventre depuis plus d’une dizaine de jours, Théo en est baba, un rien joyeusement scandalisé.
— Un professeur d’université a droit à un chauffeur en RDA ?
— C’est que le professeur Meier est bien plus qu’un simple professeur, cher ami.
Il s'assoit sur un fauteuil du hall de l’hôtel.
— Je suis fatigué, je vais me reposer quelques heures dans ma chambre, voulez-vous ?
Théo, pour une fois compréhensif et laissant son impatience de côté, se penche vers lui.
— Mais bien sûr, prenez le temps qu'il vous faudra.
Quelques heures plus tard, durant l’après-midi, après s'être bien reposé et pris une bonne douche, Einar revient frais et dispo. Ils s'installent dans le salon de l'hôtel, les deux amis sont silencieux, pendus à ses lèvres.
Un serveur s’approche.
— Messieurs, vous désirez boire quelque chose ?
Presque étonné de “retrouver” le monde, Einar semble reprendre ses aises.
— Un pur malt... et vous mes amis ?
— Un soda, dit Samy d’une manière presqu’automatique.
— La même chose ! claque Théo, cinglant.
Le serveur a l’air ennuyé. Théo précise.
— Un pur malt... sans iceberg !
Einar, retrouvant ses amis tels qu’il les avait laissés, se prend à rire.
— Que vous arrive-t-il ? s’inquiète Théo.
— Rien ! Juste de vous retrouver comme en vous-même et sans plus.
— Alors, racontez... surtout comment se fait-il qu'un professeur d’université puisse avoir une voiture avec chauffeur ?
— Eh bien voilà en quoi Meier est plus que Meier. Il est un des camarades les plus proches du maître du Kremlin...
— Khrouchtchev ?
— Himself. Lui et Meier ont été très bons amis en Ukraine, quand Khrouchtchev y était le premier secrétaire du PCUS, en 1939.
— Vous voulez dire que nous devons la possibilité de vous revoir grâce au camarade Khrouchtchev ? balbutie Samy.
— On peut le résumer ainsi.
— Et votre ami, le colonel von Karg ?
— C’est lui qui a tout fait pour me sortir de la geôle où un imbécile d’officier de liaison du KGB auprès de la Stasi m’a balancé. Un vieux grief qu'il avait contre moi, à la même époque où j'ai connu Ernst.
Lorsqu’il dit cela, Einar Hallqvist a un sourire carnassier.
— J’imagine qu’il a dû regretter amèrement son zèle ?
— Oui, mon cher Samy, je l’espère en tout cas.
Il se lève en finissant son whisky.
— Bien... il faut y aller.
Ils arrivent durant la nuit à la porte de la grande maison du professeur Meier, dans la banlieue cossue au sud de Leipzig. Ce n’est en rien un pavillon de banlieue, mais une bâtisse bourgeoise du XIXe siècle qu’ils découvrent.
Au bas de l’escalier d’entrée, Samy admire.
Les murs, bien que légèrement lézardés ici et là, par un certain manque d’entretien, donnent toujours à cette demeure son caractère imposant. Les hautes fenêtres aux encadrements moulurés avec finesse lui gardent une certaine élégance, jusqu’aux lucarnes du toit, au-dessus du second étage.
Une de ces lucarnes est illuminée.
— C’est un hôtel ? demande Samy au chauffeur, un peu surpris.
— Non monsieur, vous et vos amis serez logés ici, dans la propriété d’État. Le professeur vous attend.
Le chauffeur, ayant à la main les trois bagages, leur montre le chemin en montant les quelques marches de l’escalier d’entrée.
Avec le coude, il ouvre la double porte vitrée du hall pleinement éclairé.
Un homme, assez grand, vêtu d’une chemise rouge, d’un pantalon de toile bleue et en chaussons, s’approche d’eux en tendant les bras.
Son bouc lui donne un air de professeur Tournesol, d’autant qu’il n’est pas de la première jeunesse.
— Ah, guten Abend, meine Freunde, und besonders du, Einar! Ihr müsst müde sein. Hans bringt euer Gepäck auf die Zimmer, und wir werden gleich zu Abend essen. Wir haben schon auf euch gewartet. Mein Assistent freut sich sehr darauf, mit Ihnen zu sprechen, mein lieber Hallqvist.[1]
— Pardon, monsieur, mais je ne comprends pas l’allemand, interrompt Théo, pour une fois sur un ton plutôt amical.
Le professeur se met à rire.
— Mais bien sûr ! Je suis si heureux de croiser enfin le bibliophile que vous êtes, mon cher Dewez.
[1] Ah, bonsoir mes amis, et surtout toi, Einar ! Vous devez être fatigués. Hans va porter vos bagages dans vos chambres, et nous allons bientôt dîner. Nous vous avons déjà attendus. Mon assistant est très désireux de vous parler, mon cher Hallqvist.
(chapitre 10, jeudi 9 octobre 2025 “Leipzig”)