PAS DE DESTIN,
MAIS CE QUE NOUS FAISONS DE NOUS... OU PAS
Quatrième partie
Altha
II
- Privilège -
25 février 2082. Londres,
Princess Diana Spencer
NeoHeathrow Airport.
Les rues de la vieille cité sont éclairées. Avec la pollution de l’air, il fait déjà très sombre à 15h30. Le taxi qui a pris son passager dans la zone transit file vers Holland Park, à l’ouest de Londres.
La personne assise derrière est un jeune homme d’une trentaine d’années, sobrement habillé, et au poignet une menotte reliée à un porte-documents. Il parle un français impeccable.
— Dites, chauffeur, je ne savais pas qu’il y avait encore de ces vieux modèles qui roulaient toujours ?
Le chauffeur, un vieil homme ridé, barbichette grise, moustache fournie comme deux barres au-dessus des lèvres et une paire de lunettes rondes, tourne à peine la tête.
Il s’essaye au français, avec un accent de vieux briscard de la Royale Air Force.
— Yes sir, sète taxi fiait portie dioune sociaitai qui goirde nos anciennes traidicheunes.
— Ah, mais vous parlez très bien le français, monsieur.
— Il leu faut bien, les frenchies neu siont pas raipiouté piour leurs travaux de langues.
Le passager se tait... poliment.
— 79 Holland Park, sir ! tonne le chauffeur.
Le Français sort, sans rien dire de plus, et regarde s’en aller le taxi, l’Austin FX4, ce modèle noir dont il n’avait vu des images que dans de vieux films du siècle dernier.
“Quel con ce type”, pense-t-il.
*
“Never trust a nation that eats snails and calls it elegance”[1], pense le chauffeur qui a fini sa journée. “Better drown that nonsense with a proper pint at the Royal Oak.”[2]
*
Le jeune homme monte les marches de la maison aux murs blancs.
Une pensée traverse son esprit : “Ces engliches... quel mauvais goût... une porte rouge carmin en plus”, juste au moment où une dame, d’âge moyen, très smart, ouvre la fameuse porte.
— You’re expected. Do come in.[3]
Il reste sur le pas de porte, l’air con.
La dame lui indique le chemin en montrant l’intérieur de la maison avec le doigt.
— Ah... merci, sauri, aïe donte spique engliche.
Dans un français parfait, la réponse fuse.
— Je l’avais deviné, fait la dame d’un air pincé, un brin sarcastiquement.
— Il est arrivé ce con d’français ? crie quelqu’un depuis la pièce au fond, que montrait la dame.
— Yes, he’s here. And yes, he can hear you perfectly.[4]
Puis elle se tourne vers l’arrivant qui semble ne pas être touché par l’accueil...
— Ne faites pas attention à ses petites sautes d’humeur. Il a tout de même réussi à rester poli.
— Alors, qu’il avance, j’ai besoin de ce qu’il m’apporte. Liza, allez donc chercher le chirurgien pour qu’il opère tout de suite.
— Of course. Why wait for introductions or common courtesy when there’s slicing to be done ?[5]
Le jeune homme s’approche de la porte, tranquillement. Il découvre dans la pièce, décorée à la rococo, une sorte de bureau transformé en chambre avec un rien de laboratoire des docteurs Jekyll et Frankenstein associés.
Il se tourne sur sa gauche, et en un instant son visage devient blême. L’être qu’il voit, étendu dans un lit médicalisé, a la peau rose-verte. Il est ridé comme un vieillard. Le jeune homme balbutie.
— Vous... vous... vous êtes un alien ?
— Évidemment que non, espèce de couillon ! Allez, viens ici que je te “libère” de ta charge... je vais pas t'bouffer.
À ce moment précis, la dame rentre dans la pièce, suivie d’un homme assez grand, maigre. Évidemment le chirurgien en question, étant donné sa tenue.
— Not your appetizer, my husband... Doctor, to your forks, please.[6]
Pendant ce temps-là, le mari, ayant libéré le visiteur, sort de la brume blanche qui s’échappe de la mallette un sac translucide, avec à l’intérieur un cerveau... humain !
— Et mon argent ? demande le jeune homme sur un air pressé et vindicatif.
— Liza, s’il te plaît, allonge-lui cent chips[7] ! Et qu’il se casse.
Sans rien dire, madame repart et revient avec une arme de poing qu’elle pose sur la tempe du jeune homme...
*
La dame revient de la cave.
— Parfait Liza... Doc’, au turbin maintenant.
*
Quelques heures plus tard.
— Le fluorhydrique a fini la dissolution, j’imagine, chère madame ?
Le chirurgien, dans le salon, non loin de la chambre d’opération où dort le patient, est en face de Liza des Tournelles Beaudrecourt, la femme du magnat de la presse britannique, Hubert-Henri.
— Oui... la jeunesse s’est dissoute. Mais... Hubert-Henri, vous êtes sûr qu’il va guérir de cet étrange virus ?
— No chance, might as well ask a rhododendron to talk.[8]
Liza des Tournelles Beaudrecourt se lève, digne, silencieuse ; elle va vers un meuble.
De la sueur coule sur la tempe du chirurgien, alors que ses yeux s’écarquillent.
Elle fait volte-face en ouvrant le placard.
— Would you care for a brandy ?[9]
*
13 juin 2083. Seattle,
Swedish Medical Center.
Le Docteur Samuel Corvin est en train de prendre des gants nanoproshield[10] qui s’auto-adaptent immédiatement à ses mains. Il marche tranquillement vers une des salles d’opération.
Quand il arrive, une infirmière est déjà sur place. Elle essaye de ne pas regarder la personne allongée, dont la peau presque verte, avec des reflets bleus, lui fait visiblement peur.
— Yelena, tu me branleras bien pendant que j’opère. Tes mains me sont toujours utiles, surtout que là, nous sommes ici, ce soir, censés ne pas être là.
— Et c’est qui aujourd’hui ?
— Manfred von Tadeusz, le patron des labos NanoPharma.
Yelena Wayne regarde le patient, déjà endormi.
— Mais comment peut-il penser que l’opération va fonctionner ?
— Je m’en fous, ma p’tite, il a payé. C’est l’essentiel. Allez, besognez donc au lieu de jacasser.
[1] “Ne fais jamais confiance à un pays qui mange des escargots et appelle ça de l’élégance.”
[2] “Mieux vaut noyer ces bêtises dans une bonne pinte au Royal Oak.”
[3] “On vous attendait. Entrez, je vous prie.”
[4] “Oui, il est là. Et oui, il t’entend parfaitement.”
[5] “Bien sûr. Pourquoi attendre les présentations ou la politesse élémentaire, puisqu’il faut découper ?”
[6] “Pas votre mise en bouche mon mari. Docteur, à vos fourchettes, s’il vous plaît.”
[7] 100 000 euros.
[8] “Aucune chance, autant faire parler un rhododendron.”
[9] “Vous prendrez bien un brandy ?”
[10] Gants améliorés, toujours en nitrile synthétique, mais très avancés, avec des modifications moléculaires pour augmenter la résistance, la souplesse et la protection pathogénique. Renforcés de nanomatériaux intelligents intégrant des fonctions de détection en temps réel de contamination, auto-désinfection, adaptation automatique à la main, régulation thermique.
(partie 4 épisode 3, jeudi 10 juillet 2025)