PAS DE DESTIN,
MAIS CE QUE NOUS FAISONS DE NOUS... OU PAS
Septième partie
Tall’iir
IV
- Benedetto -
5 juin 3521.
Selamawit est en train de jouer aux échecs avec Benedetto. Et pour une fois, elle semble devoir emporter la partie.
Elle regarde d’un œil attendri le pauvre cube orange essayant de trouver une parade à son dernier coup.
— Alors... abandon, Bene ?
Le cube semble relever sur Selamawit un regard qu’il n’a pas.
Il fredonne alors...
“I know I've had enough, maybe far too much
It's easy to be kind
And when it's just me and you
I know what I have to do
I can leave this world behind
No need to feel ashamed
There's nothing to be gained.”[1]
— Allons, ne sois pas triste, Bene... ce n’est que ta deuxième partie.
Après avoir fait basculer son roi, le cube se retourne et s’en va en sifflotant.
“I’m a poor lonesome cow-boy.”
*
12 juin 3521.
Selamawit, assise en cette fin de “journée”-là dans son fauteuil de bois tressé, pose le livre qu’elle vient de finir.
— Tu sais, Sana, je crois bien qu’Asimov m’emmerde profondément.
— Ah ? Pourquoi ça, Sela ?
— Je sais pas, en fait ce sont les auteurs d’origine slave... je ne dis pas que ce soit inintéressant... mais c’est lent à mourir !
— Mais alors, pourquoi m’as-tu dit que tu aimais Yukio Mishima... ou Yasujiro Ozu... pourtant, niveau lenteur...
— Oui, je sais... alors c’est l’approche slave de la mort, peut-être. Cette inéluctabilité orthodoxe... enfin bon...
Selamawit change de sujet, d'un coup.
— Tiens, au sujet de l’inéluctable... tu m’as parlé de la guerre américano-mexicaine et de la pulvérisation de Mexico... mais... on n'a pas rediscuté de ce que j’ai vu de Dublin en flammes quand on a essayé de revoir ça il y a quelques semaines ? Tu as finalement réussi à pouvoir te reconnecter à cette époque ?
— Oui, Sela, et même je sais tout de ce drame. Tu veux voir ou que je te raconte ?
— Raconte !
— Eh bien voilà, c’était donc le 31 juillet 2091. Le Bellérophon, néodirigeable de l’Hayl, qui avait à son bord les anciens techniciens de la base du Ngola Nova, ainsi que Tehani Raukurā, José Ramón Velázquez et Zhào Yǔliáng.
— Ouiii... le petit ami de notre fille.
— Tu t’en fais trop, c’était une amitié principalement intellectuelle.
— Vi, vi, on dit ça... mais continue.
— C'est un coup des Russes, en fait. Le Tsar fantoche, Alexeï II, avait mal supporté l’attentat de juillet 2080 contre la Loubianka... tu te rappelles, je t’en avais parlé...
— Oui, oui, en représaille de l’attentat de Zawadiya.
— Effectivement... donc il a réussi à convaincre la Sobornoïe Sotnya, seul vrai pouvoir en Russie, de mettre sur pied une opération vengeance. Ils savaient que Howth allait devenir le centre névralgique de l’Hayl...
— Comment ont-ils pu le savoir ?
— L’Hayl est fait d’être humains... corruptibles.
Selamawit, qui connaissait déjà la réponse, ne peut que baisser la tête, tristement.
— La bêtise humaine ! Mais dis-m’en plus...
— Okay... c’est Yaroslav Zverev, le guide suprême, le Haut Inquisiteur de la Sobornoïe Sotnya qui a nommé pour cette opération le Capitaine Grigori Volkov. Il avait fait des “merveilles” à Shoigurov, en exterminant toute la population de cette ville d’Ukraine.
— Passe les détails...
Un léger sourire dans le ton, Sana continue son récit.
— Donc, Volkov était en position entre Howth et Dublin, avec une petite troupe de quatre hommes. Ils attendaient juste l’arrivée du néodirigeable, avec à son bord, le fameux corrompu. Je sais de source sûre qu’il pensait être payé juste après l’attentat.
— Mais quel con !
— En fait, il ne savait pas ce qui allait arriver... Volkov, muni d’un système lance-missile portatif avec une ogive thermobarique à compression ciblée, a simplement attendu que le Bellérophon soit sur le point de se poser, qu’il a tiré. Malheureusement pour lui, mais heureusement pour nos amis, quelques-uns ont réussi à échapper au feu.
— Qui ça ?
— Justement, Tehani Raukurā, José Ramón Velázquez, Zhào Yǔliáng et quatre techniciens, mais ces quatre derniers sont morts de leurs blessures un peu après.
— Ça me rappelle ce Zeppelin en 1937 ! C’est fou comme l’Histoire semble se répéter quelquefois.
— Absolument, Sela. Mais la différence avec le Hindenburg c’est qu’il était bien moins imposant que le Bellérophon... et Dublin n’était pas la base de Lakehurst.
— Qu'est-il devenu ce Volkov, après ?
— Selon ce qu'a pu me dire Liyara, lui et ses hommes ne pouvant revenir en Russie, ce seraient établis à Dublin.
— Toujours Liyara !... c'est extraordinaire.
— Oui Sela, ses pensées étaient même beaucoup plus nette à percevoir que celles d'Isla. Elle réussissait même à me contacter directement.
*
18 juin 3521.
Selamawit, allongée de tout son long sur le sol du salon, face à son bioneuro desk[2], était en train de travailler sur des équations de Navier-Stokes adaptées à la matière dans des étoiles à neutrons, histoire de passer le temps.
C’est alors qu’elle voit arriver du coin de l’œil, trois autoserv’, dont elle ne connaît que Benedetto.
Souriante, et en fait plutôt heureuse de pouvoir se sortir de ce calcul fastidieux, elle se met à genoux pour être à leur hauteur, par respect.
— Alors, que voulez-vous mes amis ?
Ils se dandinent tous les trois et Benedetto s’approche avec une boîte de jeux.
Selamawit regarde la boîte.
— Oh ! Des petits chevaux !
[1] “Je sais que j'en ai assez, peut-être beaucoup trop
C'est facile d'être gentil
Et quand il n'y a que toi et moi
Je sais ce que je dois faire
Je peux laisser ce monde derrière moi
Pas besoin d'avoir honte
Il n'y a rien à gagner.”
Extrait de “Happens all the time” de Depeche Mode.
[2] Ordinateur portable, modifié par l’Hayl pour ne pas être intrusif, à la différence des Neuro Desk d’Aplexon.
(partie 7 épisode 5, jeudi 11 septembre 2025)