LA TROISIÈME ESPÈCE
Chapitre 11
MOSCOU (Москва)
Ce soir du 2 mars 1961, le Tupolev 104 roule sur la piste de l’aéroport de Moscou Chérémétiévo. Heureusement il fait beau, glacé mais beau. La piste est assez longue, fort heureusement, car elle accueillera bientôt des vols commerciaux réguliers[1]. Le parachute de freinage supplémentaire a été déployé. L’avion stoppe enfin et roule vers le bâtiment principal du nouvel aéroport ouvert depuis peu, situé à une trentaine de kilomètres au nord de Moscou.
Théo regarde par le hublot.
— Il n’y a personne ! Même pas de terminal ?
Le professeur Meier lui tape dans le dos.
— Non, ce n’est pas Vnukovo. C'est encore en construction. Pour le moment, ici n’atterrissent encore que des vols militaires, diplomatiques ou... particuliers comme nous.
Le professeur a ce sourire énigmatique que Théo n’aime pas beaucoup. Mais Friedrich Meier tenait à accompagner le trio, et ce jusqu’à Auckland, par curiosité scientifique insatiable. Il lui a suffi de téléphoner à son vieux camarade Nikita qui lui a confié une mission scientifique officielle... “pour les langues des peuples opprimés”, officiellement. Muni du document signé par le premier secrétaire du PCUS, envoyé par télex, il est donc du voyage. Son ancienne amitié avec le chef du Kremlin est un sauf-conduit d’une efficacité redoutable, et pour tout dire, sans lui, ç’eût été impossible en mars 1961.
La porte du bimoteur s’ouvre, et un froid glacial vient secouer définitivement le petit groupe, uniques passagers de ce vol VIP.
Einar ouvre la marche, après avoir attendu que l’escalier se positionne contre la carlingue.
— Théo ! Vous auriez dû la prendre, cette chapka qu’on vous proposait hier.
— Pour être aussi moche qu’un pou sur la tête de Yul Brynner[2], certainement pas !
À la surprise des uns et des autres, il sort de sa poche un bonnet de ski aux rayures bleues et blanches.
— Ça te va à merveille, cher vieil ami ! lance joyeusement Samy.
— Je sais, réplique Théo.
Alors qu’ils sont dans ce vieux bâtiment militaire, Théo fait les cent pas.
— On n’a pas idée ! Sept heures d’attente pour un avion, je croyais être au vingtième !
— Mais cher ami, dit Friedrich Meier, les choses se construisent pas à pas, tenez, ici même, dans quelques années, vous aurez des milliers de gens allant prendre leur vol pour Acapulco ou Sydney.
Le professeur Meier a l’air habité, comme ces gens qui sont persuadés qu’un monde meilleur est possible.
— La situation internationale n’est pas très favorable en ce moment, cher professeur, douche un peu Einar Hallqvist.
— Je sais, et les rumeurs dont j’ai entendu les bribes, concernant la fermeture de la frontière entre Berlin et la zone d’occupation[3], vous donnent raison. Mais depuis mes premières émotions révolutionnaires de 1917, à Saint-Pétersbourg, où j’étais jeune étudiant, j’ai toujours l’espoir d’un monde meilleur.
Einar, pour s’excuser de son “réalisme” occidental, va vers le vieux professeur et lui tapote l’épaule.
— Je sais, je sais, je vous connais, vous êtes un communiste sincère et épris de liberté... mais tous ne sont pas tels que vous.
— Comment ça... foutre dieu ! Le vol est retardé ? Mais on attend ici depuis hier soir !
Théo Dewez est hors de lui. Il trépigne sur place, comme le ferait un petit enfant, en tapant des pieds sur le sol.
L’employé de l’aéroport, qui heureusement ne comprend rien, regarde, désolé malgré tout, la fureur de Théo.
Samy se retourne, emmitouflé qu'il est dans son manteau, essayant de dormir allongé sur plusieurs de ces fauteuils inconfortables que l'on fait maintenant.
— Il est à peine cinq heures du matin, Théo, s’il vous plaît, respectez un peu notre sommeil, surtout sur ces fauteuils totalement inconfortables.
Théo bougonne.
— Oui, oui, dormir, dormir, comme si on n’avait que ça à faire, alors que le mystère n’est pas encore éclairci.
— Ah ! Merci, mademoiselle, de cette agréable attention.
Einar paraît aux anges, alors qu’une employée arrive avec un plateau de tasses de thé, une théière et quelques biscuits.
Théo a fini par s’endormir, lui aussi, allongé sur plusieurs fauteuils qui ne sont pas faits pour ça, perclus de déception et d’impatience.
— Gospoda, vash samolyot v Pekin prizemlitsya cherez polchasa. My gluboko sozhaleyem o dostavlennykh neudobstvakh i blagodarim vas za terpenie.
Samy, qui ouvrait un œil, se met assis sur son siège.
— Qu’a dit cette charmante hôtesse ?
Le professeur Meier, souriant, comme à son habitude, si mystérieusement, traduit : “Messieurs, votre avion pour Pékin va atterrir dans une demi-heure.” C’est suivi d’une formule de politesse très à propos.
— Ah ! Ben c’est pas dommage ! maugrée Théo en se réveillant.
Le professeur Meier, sur un ton neutre, chuchote quelque chose à l’oreille de Théo.
— Cher ami, il va falloir que je vous parle dans l’avion.
[1] En effet, c’est en 1961 toujours un aérodrome en construction qui reçoit déjà des vols internationaux, mais surtout militaires et diplomatiques. Il sera définitivement ouvert au public en 1964.
[2] Celui-ci, qui après avoir commencé une carrière sur les chapeaux de roues par Les Dix Commandements (1956, son troisième rôle), voit Les Sept Mercenaires sortir exactement entre février et avril 1961 en Europe occidentale.
[3] Dans le bloc soviétique, on ne parlait pas ou peu de “Berlin-Est/Berlin-Ouest”, puisque Berlin était considérée comme légitimement au sein des républiques socialistes. Ainsi, Berlin-Ouest était plutôt tenue pour une enclave occupée.
(chapitre 12, mardi 14 octobre 2025 “Pékin”)