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Billet de blog 13 mai 2025

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“L'ombre de l'Écarlate” (épisode XXIV) roman policier-fantastique

Un mystère familial en 1902 et en 1963. L'étrange, le surnaturel se composant dans un quotidien prolétaire. AVANT-DERNIER ÉPISODE (...à jeudi !)

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L’OMBRE DE L’ÉCARLATE (XXIV)
- Où finit le péché -

7 août 1963
Le paysage américain en pleine nuit défile, tel un théâtre passant de l’ombre à la lumière des lampadaires de l’autoroute.
Le cuir chauffé durant la journée lui réchauffe les côtes. Le V8 ronronne comme un félin tranquille.
Antoine lève la tête un instant vers cette lune à peine entamée sur son côté.
“Et dire que quand j’étais jeune, il n’y avait que de poussives voitures”, pense-t-il avec un air de regret. “Je suis certain que papa m’en aurait offert une comme ça... si...”
*
L’accueil, à 1h50 du matin, est discret. Au Jefferson Hotel, le plancher craque avec élégance sous les pieds d’Antoine. Des fauteuils en cuir, des tables basses où sont posés avec esthétisme différents journaux meublent le coin qu’il voit en premier.
Personne dans le hall à cette heure-ci, sauf... ce vieil homme qui est à l’accueil, en train de passer le temps en lisant le dernier numéro de The New Yorker. Très posément, il lève la tête vers l’arrivant, les cheveux encore ébouriffés.
— Bonjour monsieur, vous avez des bagages ?
— Ils restent dans la Thunderbird, merci, sourit-il tout en regardant la pièce.
Une bibliothèque, bien fournie, en face de l’accueil, attire son regard.
Il est tellement excité d’être, pour la première fois en période de paix, aux USA, qu’il n’a pas envie de monter à sa chambre tout de suite.
L’homme à l’accueil, l’habitude aidant, comprend tout de suite.
— Voulez-vous que je vous fasse aérer votre chambre, avant que vous ne montiez ?
— C’est une bonne idée, mon ami. Je n’étais pas venu aux États-Unis depuis 1918, et j’ai bien envie d’en profiter aujourd’hui.
— Ah ? s’enquit le vieil homme, mais sans insister.
Antoine apprécie la manière courtoise de la curiosité de cet homme.
— J’accompagnais mon père, qui était diplomate, pour préparer le voyage du président Wilson à la Paris Peace Conference... je ne faisais qu’en profiter, bien entendu, je n’étais qu’un jeune homme.
— J’étais encore plus jeune, dit le réceptionniste, presque admiratif.
— C’était une période de joie, juste après cette boucherie immonde...
Antoine se perd dans ses souvenirs.
— Pardon, monsieur, si je vous ai importuné.
— Non, non, du tout mon ami. Mais vous seriez bien aimable de me faire porter ici un whisky. Je vais me poser là un moment, dit-il en désignant un élégant fauteuil en cuir.
*
Antoine se réveille un peu tard, il regarde sa montre.
— Merde ! Dix heures du matin.
Il prend le téléphone.
— J’aimerais un petit déjeuner à l’anglaise, s’il vous plaît.
— ...
— Ah oui, pardon... la 302 ! Pendant que je vous ai, il me faut une communication pour la France.
— ...
— Oui, pardon... l’Abbaye de Cîteaux, en France.
*
C’est au moment où un jeune homme vient de laisser le chariot du petit déjeuner qu’Antoine a enfin la communication avec l’Abbaye.
— Bonjour, je suis un ami du père Simon Applegood, puis-je lui parler ?
À l’autre bout du fil, une voix s’étrangle avec tristesse.
— ...
— Mort ? Mon Dieu ! Quand cela ?
— ...
— Ah, dans le train de retour de Paris...
— ...
— Le cœur ?... il lui a bien servi... depuis 1868.
— ...
— Certes, certes... non je ne sais pas si je pourrai être là. Malheureusement, je suis à l’étranger, de l’autre côté d’un océan. Mais je fais mon possible. Vous dites le 10 août... c’est vraiment malheureux et je suis réellement déchiré par ma probable impossibilité...
— ...
— Une cérémonie qu’il avait lui-même prévue ?
Antoine s’esclaffe de rire.
— ...
— Non, pardon, mais Simon m’a toujours étonné par sa précision d’orfèvre. Je serai là alors le 15 août à Saint-Sulpice !
Il raccroche, encore le sourire aux lèvres et une pensée émue pour son vieil aîné et ami.
— Bon... ce petit déj !...
*
8 août 1963
Un pub dans le centre-ville de Washington. Deux hommes discutent discrètement, deux bières sur la table.
— Alors, vieux camarade, que voulais-tu me dire qui ne pouvait être dit au téléphone ?
— Tu as gardé des liens avec tes anciens “amis” de l’OSS ?
— Quelques-uns... oui. D’une manière... amicale, évidemment.
— Je m’en doute, je vois mal le rédacteur en chef du Washington Post faisant du renseignement comme dans ce film incroyable.
Ils se mettent à rire, imaginant certainement une scène dans le second James Bond, avec Sean Connery.
— Oui, j’ai lu l’article dans le Time Magazine de la semaine, je me demande ce qu’en penseront les popofs à sa sortie en octobre. Mais ta question n’est pas d’ordre cinématographique, j’imagine.
— Effectivement. Un article sur les secrets du Vatican, ça t’intéresserait... ou pas ?
— Well, I never!
— Je comprends ta surprise, vieille branche.
— Je vais en parler à Katharine Graham tout à l’heure, comme ça j’espère te donner une réponse rapidement. Mais dis-moi... c’est toi qui as les documents ou pas ?
— Moi.
— Bon... on va te cacher d’abord, parce que Vatican ou pas, les voies du Seigneur sont impénétrables, pas ta vieille peau. Tu te souviens de l’OSS à Hadlow durant la World War Two ?
— Je m’en rappelle... merci.
— J’ai un de ces “amis” qui va nous aider. Je sais qu’il y a une maison à Arlington...
Antoine, qui avait apprécié son hôtel, a l’air déçu.
— Allez, je vais te faire un petit plaisir avant.
Antoine se demande si c’est du lard ou du cochon. Mais se rendant compte de l’humour de sa phrase, Alfred se reprend.
— Non, pas ça, sourit-il. Je pensais simplement t’inviter ce soir au restaurant, car je dois voir Hannah Arendt pour une autre série d’articles sur la guerre froide.
— Hannah Arendt... au Post ?
— Eh oui... mais ce n’est pas fait, elle n’est pas facile !
— Alors c’est avec joie que je viens, avant d’être enfermé... à la Tour de Washington !
Alfred éclate de rire en entendant ça.
*
Cantina d’Italia — 3205 K Street NW, 19h30.
Un restaurant dans le quartier de Georgetown. Trois hommes et une femme arrivent.
— Ciao, come va ? È sempre un piacere vederti. Your table is ready, please follow ![1]
Alfred tapote l’épaule du patron.
— Merci Giancarlos, apporte-nous déjà...
Il se tourne soudainement vers Hannah Arendt.
— ...vous buvez, Hannah ?
En s’asseyant, elle fait juste un mouvement positif de la tête.
— Giancarlos... donc, quatre Dry Martinis.
Tous finissent par s’asseoir. Le rédacteur en chef du Post, surpris de la présence de cet homme qui accompagne depuis tout à l’heure la célèbre journaliste, se tourne vers lui.
— Pardon de ne pas avoir fait attention à vous tout à l’heure, dans le taxi.
— Je vous en prie, Hannah est une lumière qui attire tout. Je me présente : Rowan Lafenton, ethnologue.
Seul l’Américain réagit à ce nom historique, s’il en est.
— Vous êtes un parent de l’illustre Arden Lafenton ? Le défenseur des Amérindiens, sous la houlette de John Collier, et collaborateur “blanc” de Luther Standing Bear ?
— Eh bien oui, mais j’ai suivi une autre voie que mon père. Mais je ne veux surtout pas vous détourner de ce dont vous avez à parler avec Hannah.
Elle se penche sur son épaule.
— Tu es adorablement toujours aussi discret, Rowan.
Alfred en profite.
— Je vous en remercie, Rowan... donc Hannah, tu sais que notre propriétaire, Philip Graham, est mort il y a quelques jours.
— Oui, et c’est enfin une femme qui va porter la flamme du métier haut et fort.
— Eh bien justement...
Le patron arrive à ce moment-là avec les boissons sur un plateau, accompagnées d’un vaste plat de victuailles.
— Posso offrirvi alcuni stuzzichini ?[2]
En voyant le plat, Rowan est comme hypnotisé. Le plateau est rempli d’olives dans un mélange d’herbes ou d’ail, des crevettes et des huîtres, des tranches de prosciutto et de salami, du parmigiano, pecorino et de la mozzarella, le tout avec un accompagnement de focaccia.
— On n’a pas encore commandé ? questionne Rowan gentiment à l’adresse du patron.
— Ma... è un gift ! répond-il, feignant d’être insulté.
Les sourires sont communs. Et le patron repart, amusé.
— Mais dis-moi, Alfred, par contre je n’ai rien contre vous, monsieur, pourquoi es-tu accompagné d’un si charmant vieillard ? dit-elle en souriant malicieusement.
— C’est un vieil ami de la Seconde... pasteur de son état, bien qu’il se vautre dans le péché !
— N’exagère pas, Alfred... à mon âge ça devient rare de pouvoir pécher dans la joie.
Seule Hannah éclate de rire devant les visages interrogateurs des deux Américains. Au bout de quelques longues secondes de rire, mettant les deux mains sur la table, elle explique :
— In France, there’s a phrase, “péter dans la soie,” which means living a carefree, luxurious life, usually with a hint of arrogance or irresponsibility because you're wealthy. The phrase you just heard, “ça devient rare de pouvoir pécher dans la joie,” is a playful twist on it. It replaces “péter” (to fart) with “pécher” (to sin), and also swaps “soie” (silk) with “joie” (joy). In French, “soie” and “joie” sound quite similar, which makes the pun work even better. So the meaning shifts from living comfortably in luxury to the rare pleasure of being able to sin joyfully when getting older[3].... Évidemment, en anglais, ça n’a aucun sens !
C’est à ce moment-là qu’un individu se lève, bousculant sa chaise, qui tombe par terre. Il plonge son regard froid sur Antoine, comme une ombre du passé. Glissant sa main dans son manteau, il en sort un Beretta, lentement.
Antoine, seul, aperçoit le tueur. Son sang se glace.
L’homme se colle derrière lui. Appuie le pistolet sur la nuque d’Antoine, qui n’arrive même pas à crier, ni à bouger.
Le tueur baisse la tête, en souriant aux autres convives attablés et en train de rire encore.
Il chuchote à son oreille :
— È il momento della giustizia, mio amico. Non ti puoi nascondere dai peccati.[4]
Un bruit sec.

[1] Salut, comment ça va ? Toujours un plaisir de te voir. Votre table est prête, suivez-moi s’il vous plaît !
[2] Puis-je vous offrir quelques bouchées ?
[3] En France, il existe une expression, “péter dans la soie”, qui signifie vivre une vie insouciante et luxueuse, souvent avec une certaine arrogance ou irresponsabilité parce qu’on est riche. L’expression que vous venez d’entendre, “ça devient rare de pouvoir pécher dans la joie”, est un jeu de mots basé dessus. On remplace “péter”, émettre un pet, par “pécher”, commettre un péché, et on échange aussi “soie”, la soie, contre “joie”, le plaisir. En français, “soie" et “joie” se ressemblent beaucoup à l’oreille, ce qui rend le jeu de mots encore plus efficace. Ainsi, le sens passe d’une vie confortable et luxueuse au plaisir rare de pouvoir encore pécher joyeusement en vieillissant.
[4] C’est l’heure de la justice, mon ami. Tu ne peux pas échapper à tes péchés.

(fin du roman dans le prochain épisode... jeudi !)

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