L'OMBRE DE L'ÉCARLATE (XII)
- L’apparition -
Madeleine, comme prise dans son propre esprit et la “révélation” qu’elle vient d’avoir, est comme une statue de sel, blanche et figée.
— Alors ? demande le lama très doucement, avec une voix apaisante.
— C’est ma grand-mère ! Joséphine, l’épouse de Ferdinand Jarot, lui-même petit-fils de Baptiste Jarot, un homme politique célèbre en France. Elle a été assassinée par... on n’a jamais su qui, en 1881.
— Mais alors, Madeleine, tu sais pourquoi nous sommes allés dans cet hôpital ?
— Je suppose, mais cela reste une supposition que j’ai voulu me révolter contre elle, et que je suis allée “me” prévenir, ainsi que ma mère, en 1902, afin qu’elle ne me fasse pas interner sur les conseils du docteur Ballet.
— Ça me semble une supposition raisonnable. Si tu veux, nous pouvons méditer, pour t’aider à mettre un peu d’ordre dans tes idées ?
— C’est, et pardonnez-moi Rinpoche, depuis que je pratique la méditation, comme une forme d’auto-psychanalyse... ai-je tort ?
— Absolument pas, Madeleine. En effet, Freud ou Lacan sont aussi de ceux qui méditent, ou font méditer. La seule différence réside peut-être dans la signification “spirituelle” de la méditation.
Madeleine sourit, comme elle le fait souvent depuis qu’elle connaît Tenzin et sa culture, si vaste, si profonde. Sa manière aussi de rapprocher et faire une synthèse des deux “mondes”.
— C’est merveilleux, ce que vous dites, Rinpoche. Mais pensez-vous que comprendre ce voyage ait modifié... mon “histoire” ?
— Je crois qu’il faut méditer, Madeleine, répond sagement le lama.
***
21 décembre 1881.
Ce lendemain de révélations, Marcel Durut, l’adjoint du commissaire Jérôme Latue et ce dernier, marchent jusqu’à la porte de l’hôtel particulier de l’ex-député Baptiste Jarot.
Le commissaire saisit le heurtoir. Il frappe à la grande porte de cette magnifique demeure, face à la place de l’Étoile.
— Dis donc, Jérôme, faudra aussi qu’on aille voir les témoins !
— ‘Bsolument, Marcel.
À cet instant, la porte s’ouvre, laissant apparaître un homme assez grand, les favoris bien peignés, vêtu avec une élégance à la mode.
***
Le docteur Ballet est stupéfait, lui qui raillait jadis les “croyances imbéciles”... le voilà face à une véritable “apparition”.
Le corps qui se forme devant eux, passant d’un état presque gazeux à une consistance physique, est secoué de soubresauts. Il évolue, fluctue ; un corps de femme aux cheveux roux, presque rouges, le visage déformé par un rictus de colère, devient celui d’une petite fille aux longs cheveux bruns... qui ressemble à s’y méprendre à la petite Madeleine.
Gilbert Ballet, Colette et Madeleine ne remarquent pas, durant ce moment, au plafond, deux auras. L’une est habillée d’orange. Son crâne est lisse.
***
Gustave, avant de répondre, se penche en arrière.
— Lat’, tu nous avances deux binouzes !
— Tout d’suite, Gus’.
— En effet, le père Simon ne connaît ni mon attirance pour les hommes, ni le fait qu’Irène, certes déportée à Ravensbrück, était non seulement résistante, mais aussi lesbienne.
— Je pense que c’est mieux ainsi. Dans le futur, peut-être, les choses évolueront... mais ce sera long. Pas avant la fin du XXIe siècle, peut-être.
— Qui sait... depuis la Libération, il se passe tant de choses incroyables, tellement différentes d’avant-guerre.
*
Oratoire du Louvre, sans doute le lieu le plus prestigieux de la religion réformée à Paris.
Le père Simon Applegood aperçoit son ami marcher vers lui.
— Salut Antoine, comment tu vas, après ce long séjour à Rome ?
— Je ne savais pas que tu étais à Paris, Simon.
— L’une de mes anciennes ouailles m’y a invité... pour un problème personnel.
— Tiens donc, tu as une ancienne ouaille dans notre capitale ?
— Oui, Gustave Jarot.
Le pasteur Antoine Fabien est surpris.
— Comment ça ? Gustave ?
— Tu le connais ?
Le pasteur semble gêné.
— Je l’ai rencontré il y a peu. Nous en avons profité... pour discuter de foi... entre autres.
— Fort bien, fort bien. C’est un homme mystérieux, mais je sens en lui des contradictions.
— Certes, certes. Mais dis-moi... tu n’es pas venu pour me parler de lui... Que me vaut ta visite ?
— Ah oui, j’oubliais. J’ai un message de Francesco Capovilla, le secrétaire particulier de notre défunt pape.
— Ah ! Questo bravo Francesco, dit le pasteur en riant presque... Come sta ?
— Il va un peu mieux depuis la semaine dernière... et ce dur 3 juin pour lui.
— Ah, certes, certes... la mort de Jean XXIII laisse un grand vide. Un saint homme. Il m’a toujours amusé par sa bonhommie, lorsque j’étais avec lui à Sofia, en 1925. Pas dans le même rôle, bien-sûr. J’avais trente ans, lui quarante-quatre. Il était “premier visiteur”, envoyé là-bas contre son gré par Pie XI. Il me racontait les avanies qu’il avait dû subir par ce pape “à l’ancienne”. Il voulait aller en Argentine, lui. Mais au final, il s’est fait de solides amitiés en Bulgarie... même si terre orthodoxe.
— Moi je l’ai croisé bien plus tard, en 1954, alors qu’il était Cardinal-prêtre de Santa Prisca, à Rome. J’ai aussi énormément apprécié son humour, sa gentillesse. Mais son regard en coin, presque mafieux, en disait long. Un roublard, ce Jean XXIII, qui a repris, toute proportion gardée, le flambeau “révolutionnaire”, de ce pape du XIIIe siècle.[1]
— Ah, mon ami… quels souvenirs. Mais parlons peu, parlons bien. Tu disais avoir une missive pour moi, de ce bon Francesco ?
— Oui, tiens.
Le pasteur chausse ses lunettes et lit. Alors, son visage blêmit...
[1] Le pape Jean XXII (1244-1334) fut élu comme “pape de transition” (comme son successeur, Jean XXIII, sept siècles plus tard), mais son pontificat, dura pour lui, plus de 18 ans.
(suite au prochain épisode...)