PAS DE DESTIN,
MAIS CE QUE NOUS FAISONS DE NOUS... OU PAS
Deuxième partie
Kytheris
VI
- Peur -
12 juillet 2081, Priargunsk,
district de Priargunsky,
à la frontière russo-chinoise.
(les dialogues originaux sont en russki[1] rustique).
— Qu’est-ce qui a le gars ? demande un peu étonné Vladov, un infirmier du dispensaire local.
— Il est radiné de Krasnokamensk[2], du “Bolnitsa[3] n°6”, de l’autre district.
— Mais qu’est-ce qui a ?
— Eun sorte d’saloprie occidentale qui zont dit.
— Eh y nous l’reposse passe qui savent qu’dalle ?
— C’est ça... camarade.
L’homme en question doit avoir entre trente-cinq et quarante ans. Il paraît à la fois vivant et monstrueux ; sa peau tendue, presque élastique, laisse transparaître des veines sombres et battantes. Sur son torse et ses bras, des bubons verdâtres, certains éclatés d'où suinte un liquide épais et malodorant. L’odeur âcre qui l’entoure semble dessécher l’air lui-même. Ses gestes sont lourds, hésitants, trahissant une douleur constante, comme si son corps se retournait contre lui.
— On c'nnaît son nom ?
— Yuri Fedorov, l’était commerçant bulant dans l’région.
— Y a pas bossé dans les vieuilles mines d’uranium de not’ région alors... mais pourquoi qui zont rendu lui ?
— Ben tiens... pas d’unité 'fectieuse avancée.
— Zont mis sept ans pour s’dire qui zy peuvaient rin ?
Le chef du dispensaire (de jour, car la nuit il est vigile du supermarché Pyaterochka[4]), a une moue désespérée.
— Y nouzont reudonné çui-ci peur qui crève lô, il ‘tait lô-bos d’puis 2075.
— Mais où ka péché son truc ?
— P’tête sur eul’front ?
— Y nétzait seuldat ?
— Qu’sait ?...
*
15 juillet 2081,
Davao[5], Philippines.
Siège du Consortium Sanitaire Transnational (CST).
Le vieux bâtiment qui abrite la dernière institution après la fin de l’OMS est ce jour-là, le théâtre d’une réunion d’information concernant un virus. Celui-ci fait déjà parler de lui dans certaines parties du monde, surtout celles où les conflits, qu’ils soient d’ordre d’États, notamment la guerre tsaro-chinoise depuis 2070, ou d’organisations criminelles, comme les cartels mexicains au Guatemala, le Burmese syndicates en Birmanie ou le Supreme Vikings Confraternity[6] au Nigéria surtout.
Le représentant trimestriel[7], Gabriele Santos, du Guatemala, vient de prendre la parole.
— Mesdames et Messieurs. Selon les informations fragmentaires dont nous disposons, ce virus circule dans des zones de conflit, notamment la guerre entre la Russie tsariste et la Chine, ainsi que dans des territoires contrôlés par des groupes criminels un peu partout dans le monde.
Les premiers rapports signalent des symptômes inquiétants : rougeurs presque imperceptibles, défaillances immunitaires, troubles neurologiques et inflammations sévères, mais la nature exacte du virus reste incertaine. Ces conditions compliquent la surveillance et le développement de traitements. Le Consortium s’efforce de rassembler et d’analyser ces données malgré un accès très limité et un contexte de chaos grandissant. Sans une coopération internationale renforcée, la menace pourrait s’étendre de manière incontrôlable, plongeant nos sociétés dans une crise sanitaire et sociale sans précédent.
L’assemblée est secouée de murmures divers.
Le représentant du Japon, le Dr. Keitaro Yamanaka, descendant de Shinya Yamanaka[8], s’exclame en français afin que toustes puisse le comprendre.
— Mais c’est extrêmement inquiétant, depuis les dernières pandémies mondiales. Rappelez-vous de la fièvre de Namibie en 2029-2032, la mortalité était de 22%, due à une zoonose[9] issue d’une colonie de chauves-souris déplacée par la déforestation illégale en Namibie. Et encore, ce n’était rien au regard du syndrome de l’Estuaire gris de 2056 à 2059, cette mutation incontrôlée du micro-organisme marin modifié génétiquement ; “pelagomyces chimerae”[10], pour dévorer les plastiques et utilisé massivement dans les estuaires asiatiques... 37% de mortalité, et même 70% dans certaines zones côtières ! Et je ne parle même pas du G4N5. Alors si nous en sommes à ce niveau de connaissance lamentable aujourd’hui, alors que l’OMS n'existe plus depuis la crise de 75... où va-t-on ? Vers un fléau que même dieu n’aurait jamais inventé !
Le brouhaha qui s’ensuit est lourd de sens.
C’est à cet instant que le représentant de l’Irlande, Séamus O’Connell, qui allait prendre la parole à la tribune, s’effondre, ayant perdu connaissance.
Un de ses collègues s’approche, inquiet. Il défait un peu le col de sa chemise, met deux doigts sur l’artère carotide.
Soudainement il blanchit. Des rougeurs presque imperceptibles sont visibles sur son cou. Il s’écarte immédiatement, pris de panique.
— Il est atteint ! Il est atteint !
*
2 septembre 2081.
Étampes, France.
Mademoiselle Irène Paul, secrétaire au ministère de la Santé est dans le métro, lorsque, sans prévenir, elle tombe par terre, évanouie. À cette heure-là, vers quinze heures trente, il n’y a presque personne sur la ligne 26 du métro, entre Senlis et Orléans. Mais la douzaine de voyageurs ne bougent pas. Certains font la grimace, comme si c'était une droguée.
*
4 septembre 2081,
Hôpital de la Pitié-Salpêtrière-Bricaire.[11]
— Professeur Libois, vous en pensez quoi de cette mademoiselle Paul ?
— Écoutez, mon p’tit, l’infectiologie est une chose, on ne travaille pas ici comme le docteur von Grubenlicht. Avez-vous les résultats des PCR-R-SG-ABiA ?[12]
— Oui, tenez... Il y a un risque d’atteinte neurologique infectieuse ?
Le professeur Libois est en train de lire la fiche.
— ...mouiii...
En un instant, il devient blanc.
— Sortons ! Immédiatement !
[1] Une langue russe patoisante.
[2] District de Krasnokamensky, à environ 130 km à vol d’oiseau à l’ouest de Priargunsk.
[3] Hôpital.
[4] L’une des plus grandes chaînes de supermarchés en Russie, fondée en 1999.
[5] Capitale alternative pour l’Arc asiatique (Corée unifiée, le Japon, Taïwan et les Philippines, membres de l’Hayl).
[6] Organisations criminelles existantes réellement en 2025 et qui se sont renforcées jusqu’en 2081.
[7] Le CST fonctionne comme le collectif Hayl.
[8] Prix Nobel de médecine 2012 pour les cellules souches pluripotentes induites.
[9] Maladie infectieuse qui est passée de l'animal à l’homme.
[10] Champignon marin filamentaire, pâle et translucide, aux structures mycéliennes mobiles. Il est parfaitement adpatable aux environnements dégradés.
[11] Infectiologue et expert en épidémiologie (1944-2023).
[12] Polymerase Chain Reaction-Rapide, Séquençage Génomique et Analyse Bioinformatique Automatisée (en 2081).
(partie 2 épisode 7, mardi 17 juin 2025)