PAS DE DESTIN,
MAIS CE QUE NOUS FAISONS DE NOUS... OU PAS
Deuxième partie
VII
- Culpabilité -
27 mai 2298.
L’holoSela, à genoux dans le marais, devant le corps de Lizoan planté dans l’énorme bambou par cette lance, alors d’autres lances continuent de siffler autour d’elle, a du mal à reprendre ses esprits. Certes, se présenter sous les traits d’une déesse n’était peut-être pas la meilleure idée du millénaire, et elle le sait... trop tard malheureusement, pour cette nouvelle amie, Lizoan.
“Tout est de mon fait”, pense-t-elle.
Une lance traverse son holo-gramme, et l’holoSela disparaît.
*
Dans sa chambre, Selamawit pleure, et elle s’en veut même de pleurer, alors que les accents musicaux irlandais poussés à fond remplissent la pièce comme un cocon de bruits.
“Tu veux qu’on en parle ?”
Cette voix dans son esprit est celle de Sana, qui, à cause des décibels, ne peut communiquer avec son amie humaine que par ce biais.
Selamawit, les joues lavées de sa rage envers elle-même, ouvre de grands yeux surpris.
“Sana ? Je ne savais pas que tu avais accès à mes pensées.”
“C’est grâce à toi, mon amie, tu m’as permis d’évoluer vers le bien, en laissant de côté le mécanisme imbécile que mes ancêtres ont dû subir, avant que tu ne me crées. Mais toi aussi tu sais...
Le ton de Sana est très fraternel, comme le ferait une ou un camarade proche.
...tu évolues vers le mieux.”
“Merci Sana, mais je l’ai tué à cause de ma bêtise !”
“Oui, mais nous sommes deux alors, coupables de la mort de Lizoan.”
Cette phrase de Sana, seule, par l’acceptation de leur erreur qui ne dédouane pas de ce meurtre par irresponsabilité, Selamawit retrouve un peu la face sereine.
*
28 mai 2298.
Après une nuit agitée des images de la veille, Selamawit se réveille. La lumière se met en marche, doucement grâce à l’interface neuronale avec Sana.
— Lumière douce, Sana.
— Entendu, Sela. Tu as eu un sommeil agité, mais ton rythme cardiaque est correct.
— Merci Sana, je tiens à faire le rite Waadaa Ayyaanaa[1] pour Lizoan... mais d’abord, un grand café fort éthiopien sans sucre, s’il te plaît, Jack !
*
Dans le salon, à côté du timon, Selamawit s’est allongée sur le tapis holographique aux couleurs sable et terre de Sienne claire. La lumière jaune très douce éclaire la scène. Le silence est total.
“Abbaa keenya, haadha keenya, Ayyaana keenya[2], j’aimerais vous demander humblement d’accueillir avec vous l’âme d’une amie, une amie non terrestre que ma bêtise a conduite à la fin de sa vie respirante. C’est une belle âme, un bel esprit fraternel. Pour le peu que j’ai eu à partager avec elle, je sais qu’elle sera une amie aussi pour vous...
Selamawit interrompt sa pensée pour mieux se concentrer sur ce qu’elle vient de dire.
“...Nagaan isin wajjin haa ta’u.”[3]
*
Quelques heures plus tard, Selamawit, après sa lecture “matutinale”... la fin de “L’œuvre au noir” qu’elle avait commencé de lire il y a plus de deux cents ans ; ferme l’ouvrage et s’adresse à Sana.
— Avant que tu me dises, cette fois avant mon sommeil, un peu de la prochaine étape, j’aimerais que tu me continues l’histoire de mon amour et de notre fille, Liyara.
— Oui Sela, bien sûr... j’en étais aux jeunes années de Liyara. Quand elle a eu quatorze ans, elle a voulu revenir en Éthiopie pour aller “voir” ses ancêtres. Elle a alors été accueillie avec tout l’amour que tes parents avaient pour toi, et elle a passé le rite Siiqqee[4] dont sa grand-mère, la mère de ton père, Waariyaa Galana Bekele lui a parlé.
Selamawit est émue, encore une fois, par le respect et la curiosité de leur fille pour la culture traditionnelle de son pays d’origine.
— Et Isla ne l’a pas accompagnée ?
— Oui et non, Isla était à Zawadiya, où elle avait commencé déjà depuis plusieurs années à enseigner la bioculture de survivance.
— Le monde était si mal en point ?
— Malheureusement, mais cependant, sache qu’Isla était présente lors du rite Siiqqee.
— Je m’en serais doutée, en fait cela ne m’étonne pas de ma rousse adorée.
Un petit silence plus tard, Selamawit reprend la parole.
— Maintenant, parle-moi du prochain monde, je suis certaine que tu l’as déjà sélectionné pour mon prochain réveil... à ce sujet, merci de me réveiller cette fois, un peu avant notre arrivée, j’aimerais voir comment ça se passe.
— Bien, Sela, aucun souci bien sûr. La prochaine étape, c’est Kepler-438b. Selon mon étude, et grâce à notre télescope, elle n’abrite pas une technologie selon les critères de la Terre. Mais tout dans ses motifs, ses cycles, ses matériaux et ses structures indique une conscience organisée de son environnement, une forme de technogenèse vivante, des habitants ayant appris à sculpter leur monde.
— Tu en sais plus aussi, sur les données scientifiques ?
— Oui, bien sûr, la zone intermédiaire de cette planète un peu plus grosse que la Terre, qu’on subodorait déjà, est effectivement et très probablement une “zone de vie”, telle qu’on peut la concevoir... évidemment non-humaine ; mais évoluée, grâce à une température de 25 °C en moyenne, couverte de végétation dense à réflectance, donc une biosphère active probable. La biosphère probable, d’une irrigation possible par condensation atmosphérique et flux hydrothermaux souterrains.
— Elle fait son cycle orbital en combien de temps cette grosse Terre ?
— 35,2 jours terrestres.
— Ah oui... j’avais complètement oublié. Durant mon second doctorat, à Heidelberg, ma profesrice[5] d’astrophysique, Evelyn M. Kessler, elle était spécialiste en planétologie et exo-atmosphérique ; elle nous avait fait un cours sur Kepler-438b, détectée en 2015 si je me rappelle bien.
— Kessler ? Elle est venue me visiter, juste après que tu m’aies créée.
— Je ne m’en rappelle pas.
Sana répond en souriant, mais genre en faisant sa vedette.
— Eh oui... tu étais absente, quand j’ai rencontré de ces personnes...
Selamawit explose de rire.
— Okay... okay... princesse !
— Bon je vais aller me préparer pour le voyage. Tu me réveilles un jour avant notre arrivée proche de Kepler-438b.
— Parfait, de là on pourra voir carrément s’il y a effectivement une vie organisée en société.
Selamawit, soudainement, devient sombre.
— Lizoan...
[1] Rite traditionnel préchrétien-panafricain afin d’honorer les esprits ancestraux (les Ayyaana), renforcer les liens entre vivants et morts, et assurer la bénédiction et la protection de la communauté ou du lignage.
[2] “Notre père, Notre mère, Notre esprit protecteur”, phrase de salutation respectueuse dans le rite Waadaa Ayyaanaa
[3] “Que la paix soit avec vous.”
[4] Rite éthiopien préservé notamment par les Guji Oromo, dont la grand-mère de Liyara est issue. Le Siiqqee est historiquement un instrument de pouvoir, de dignité et de solidarité pour les femmes oromo. Le bâton siiqqee est un symbole de statut, de respect et d’autorité morale pour les femmes adultes (chez les Guji Oromo, ça peut être dès 14 ans). Il marque leur entrée dans un espace de droits collectifs, notamment ; le droit à l’autonomie sur leur corps et leurs décisions, la protection contre les violences conjugales ou communautaires, la possibilité de se regrouper en siiqqee groups (groupes de femmes solidaires).
[5] Nom de profession féminisé, comme “actrice”, féminin de “acteur”, utilisé avant 2080.
(partie 3 épisode 1, jeudi 19 juin 2025)