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Billet de blog 18 décembre 2025

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LA CHANCE DE LA MIGRATION, NO BORDERS ! 13 Nouvelles — 10 “S'ARMER POUR SURVEILLER”

La migration est une chance pour l'Humanité, mais l'être humain est toujours à vouloir le pouvoir de “la Terre”

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LA CHANCE
DE LA MIGRATION,
NO BORDERS !
Treize Nouvelles

Dixième nouvelle
S'ARMER POUR SURVEILLER

Le capitaine Jules Morvan avait appris à attendre. À l’armée, on apprend surtout ça : attendre. Attendre un ordre, attendre qu’il soit annulé, attendre qu’il revienne sous une autre forme, avec un autre tampon et une signature légèrement différente. Cette nuit-là, il attendait l’aube. L’aube réglementaire, celle qui justifie qu’on ait mobilisé trois drones, deux caméras thermiques, un radar de mouvement, un capteur acoustique et un soldat enrhumé, tout ça pour surveiller une frontière que même les chèvres traversaient sans montrer leurs papiers.
La frontière franco-suisse, secteur 17B, ressemblait à ce qu’elle avait toujours été : une ligne imaginaire posée sur de la neige réelle. Les sapins, parfaitement bilingues, ne semblaient pas concernés. Les montagnes, elles, ignoraient superbement les communiqués de presse. Mais l’état-major avait parlé de “crise”. Une crise franco-suisse, certes, mais validée par trois réunions interministérielles et un rapport de cent vingt pages, ce qui lui donnait une consistance quasi métaphysique.
— Capitaine, on lance Médor ?
— Oui Sergent... faut bien s'occuper.
Le drone s'éleva doucement.
Morvan ajusta ses jumelles nocturnes. À travers le vert fluo réglementaire, il vit… rien. Absolument rien. C’était suspect. Les Suisses étaient connus pour leur discrétion. Quand ils ne faisaient rien, c’était toujours avec méthode.
— Médor... balayage sectoriel, murmura-t-il.
Le drone obéit avec le zèle d’un insecte mécanique tout neuf. Il survola la frontière, transmit des images d’une précision ridicule : un rocher, un autre rocher, une trace de pas ancienne, probablement humaine, ou alors un chamois très sûr de lui.
Morvan soupira. Il pensa à son grade, à ses galons bien repassés, à l’école de guerre où on lui avait expliqué, carte à l’appui, que la frontière était une chose sérieuse, grave, presque sacrée. Une ligne à défendre. Contre quoi ? Contre qui ? Le manuel restait flou, mais l’ennemi potentiel était toujours décrit comme “déterminé”.
— Déterminé à quoi ? avait-il demandé un jour.
— À franchir la frontière, Morvan, voyons, à quoi peut servir un ennemi sinon ?
— Et pour faire quoi ensuite ?
— Des choses déterminées par son esprit d'ennemi.
Il s'était tu, ne voulant pas être dégradé pour avoir posé des questions inutiles. Dans l'armée, on obéit et c'est tout.
Cette nuit-là, l’ennemi déterminé ne se manifestait pas. Le soldat enrhumé éternua. Le capteur acoustique enregistra l’événement comme “anomalie sonore”. Morvan nota mentalement : “Si la guerre commençait par un rhume, ils étaient prêts. Après tout, des guerres ont commencé pour moins que ça.”
À quatre heures cinquante-sept, Médor signala un mouvement. Morvan se redressa. Son cœur fit un bond héroïque, immédiatement suivi d’un léger mal de dos, moins glorieux mais plus réaliste.
— Affichage sur écran principal.
L’image apparut. Une silhouette avançait lentement depuis le côté suisse. Morvan plissa les yeux. Il activa le zoom. Encore. Toujours plus.
La silhouette portait… une marmite.
— Identification en cours, annonça la machine.
L’individu s’arrêta exactement sur la ligne frontalière. Il posa la marmite, sortit une petite cuillère, goûta le contenu, hocha la tête, puis consulta une montre à gousset. Morvan cligna des yeux. Il vérifia qu’il n’avait pas bu de café suisse frelaté.
— Capitaine, demanda le soldat enrhumé, c’est hostile ?
— Je… ça dépend de ce qu’il cuisine.
L’individu leva soudain la tête et salua la caméra d’un geste poli. Puis il planta un petit drapeau blanc, sur lequel était écrit : “Fondue en cours. Merci de ne pas déranger.”
Morvan éclata de rire. Un rire nerveux, libérateur... un rien antimilitariste avant même d’en avoir conscience : anti-lui-même. Il rit de la frontière, de ses drones, de cette “crise” fictive, de son rôle de gardien d’une abstraction.
— Ordre de tir ? demanda le soldat, très sérieux malgré la morve.
— Surtout pas, répondit Morvan. On risquerait de toucher le fromage.
L’aube commençait à poindre. Les montagnes rosissaient, indifférentes aux tensions diplomatiques. Morvan sentit quelque chose se fissurer doucement en lui. La ligne sur la carte se dissolvait. Les drones, dans le ciel, semblaient hésiter, comme s’ils se demandaient à quoi ils servaient vraiment.
Soudain, le radar se mit à biper frénétiquement. Des dizaines de signaux apparurent. Morvan leva la tête. Du côté suisse, une procession avançait : des vaches, des banquiers en costume, des horlogers, des yodleurs, tous parfaitement synchronisés, marchant au pas mais sans aucune agressivité. Ils franchirent la frontière, puis s’arrêtèrent net.
— Capitulation ? murmura Morvan.
— Non, capitaine, dit une voix dans son casque. Réunion.
Un horloger s’approcha de la caméra et parla avec gravité :
— Nous venons régler l’heure.
À cet instant précis, toutes les montres, les horloges, les chronomètres militaires se mirent à sonner différemment. Le temps se détraqua. L’aube recula de quelques minutes. Le soleil hésita, consulta un règlement, puis se leva quand même.
Morvan regarda ses galons. Ils fondaient lentement, comme du gruyère oublié au feu. Il ne resta bientôt plus qu’un homme en manteau, debout dans la neige, face à une frontière qui n’existait plus que dans les souvenirs administratifs.
Le drone Alpha se posa doucement à ses pieds et s’éteignit, soulagé. Le soldat enrhumé éternua une dernière fois et disparut dans un formulaire.
Morvan sourit. Il attendit encore un peu, par habitude. Puis il franchit la ligne, sans arme, pour partager la fondue.

(samedi 20 décembre 2025, onzième Nouvelle “Signifier le territoire")

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