PAS DE DESTIN,
MAIS CE QUE NOUS FAISONS DE NOUS... OU PAS
Troisième partie
I
- Classifier -
22 décembre 2551.
Le vaisseau Aeon Trace est à environ un jour-lumière de Kepler-438b ; soit à 0,00274 année-lumière, 26 milliards de km.[1]
Sana a réveillé Selamawit il y a trois jours. Le temps qu’elle recouvre toutes ses fonctions, Selamawit sort de la chambre de réveil.
— Jack ! Un triple café éthiopien avec un demi-sucre.
Sur un ton d’étonnement, Sana paraît un peu inquiète.
— Tu prends du sucre ?
— Il y a... d’ailleurs... j’ai dormi combien de temps ?
— 252 ans.
— Ouaip... ben, un sucre tous les quarts de millénaire, je pense pas exagérer.
Cette fois, c’est Sana qui éclate de rire.
— Tu as raison, pardonne-moi cette inquiétude un peu maternelle.
— Allons, allons... mais raconte plutôt... cette planète ?
— Très intéressante. Leur civilisation est au niveau politique et diplomatique un peu comme la Terre en 1870, mais au niveau intellectuel et technique, comme dans les années 1930.
Selamawit a l’air impressionnée.
— On a reçu des émissions radio ?
— Aucune, apparemment, et avant de te réveiller, j’avais scanné en continu les spectres lumineux de Kepler-438b, et il y a un motif étrange ; des variations lumineuses cohérentes, mathématiquement organisées, dans une plage d’ondes visibles et infrarouges. Ça ne peut être un phénomène naturel, ni hasardeux. En combinant mes accès à toutes les bases humaines de sémiologie, de mathématiques et de linguistique que nous transportons aussi, j’ai pu traiter leur logique non-humaine, et commencé à comprendre de ces échanges par ces motifs lumineux. Je peux d’ores et déjà te dire que cette planète ne s’appelle évidemment pas Kepler machin-chose, mais Peloor, et que les êtres les plus développés qui l’habitent se nomment eux-mêmes loors.
— Une civilisation ! On pourra les voir ?... Juste les voir.
Selamawit a le souvenir de Lizoan en tête, et son visage se ride de regrets.
— Oui ! Heureusement que Jorge était prévenant. Nous avons un système d’occultation à base nanocristalline et biosynthétique, une modulation adaptative instantanée que je contrôle, et enfin l’intégration simultanée des signatures thermiques et électromagnétiques, pas seulement optiques. Bref... on est parés ! On pourrait survoler leurs cités à dix kilomètres au-dessus sans être détectés ; mais pas moins, leur réseau de cristaux sensibles est d’une performance redoutable.
Presque impatiente, Selamawit entreprend des pas de danse, et rit comme une enfant qui attend le Père Noël.
— Chouette, chouette. Dis ?
— Oui ?
— On pourra les voir quand ?
— Eh bien dans moins de vingt-quatre heures.
— Bon, je vais dîner dans la ferme, j’ai besoin d’un peu de “nature” avant la rencontre du troisième type.
Sana prend un ton doctoral.
— Pardon ma chère, mais ici c’est nous qui arrivons... aussi c’est nous “E.T.”... donc la classification Hynek[2] qui détermine la rencontre ne peut s’appliquer à nous.
Selamawit est interpellée.
— Mais tu as parfaitement raison, Sana. Il faudrait une autre classification. Une qui soit établie du point de vue de l’extra-terrestre.
Sur un soupir amusé, Sana conclut.
— Eh oui ! Mais ça t’intéresserait qu’après ton repas dans la ferme, je te propose cette autre classification ?
— La classification Sana ?
Cette fois, Sana le prend plutôt mal, et sa voix se fait plus froide.
— Du tout, du tout... si on appelait ça la classification Jorge Nöhr ?
— Allez ! J’ai été vache, pardon. Mais tu as bien raison, rendons hommage à notre professeur... je vais manger et tu me dis ça après.
*
La ferme est toujours un endroit de repos, de pensées, où Selamawit aime à se retrouver, d’autant plus encore maintenant qu’elle sait qu’Isla s’est spécialisée dans la bioagronomie de survivance. Elle l’imagine, baissée sur les rangées de carottes, les plants de haricots ou soupesant tel ou tel fruit.
— Une tranche de pain bis, un pot de beurre, une soucoupe de kéfir et quelques fraises, dit-elle à haute voix.
Quelques minutes plus tard, un autoserv’ arrive avec un plateau et ce qu’elle avait demandé... plus un jus d’orange.
— Sela, je t’ai fait ajouter un jus de fruit.
— Merci Sana ! Et merci à toi Nelson, dit-elle en tapotant le petit Comsen affectueusement.
— Je m’en doutais que lui aussi tu lui donnerais un petit nom. Au début, j’avoue avoir été surprise, tu te rappelles... mais en fait, j’ai mal réagi la première fois et c’est toi qui as raison, pourquoi serais-je la seule à porter une identité ?
— Ben oui, et puis c’est plus sympa, non ?
*
Selamawit revient de son léger petit repas, en forme. L’air de cette campagne reconstituée lui fait tellement de bien.
— Alors Sana, cette classification à l’inverse de Hynek, la classification Jorge Nöhr ?
— Eh bien la voilà. La Classification des Rencontres interespèces Jorge Nöhr.
Type 1 : Observation passive à distance.
Aucune interaction. Analyse visuelle, électromagnétique ou spectrale depuis l’orbite ou en vol. Le but étant de cartographier, évaluer les signes de vie ou d’intelligence. Ça correspond à une mission de “surveillance muette”.
Type 2 : Effets environnementaux indirects.
À l’approche d’un vaisseau ou d’une sonde, cela provoque un effet mesurable sur l’écosystème ou la technologie locale...
— C’est vraiment intéressant cette partie, pas du tout incluse dans la classification Hynek. Tu as pensé ici en termes d’empathie écologique... en tout cas c’est l’impression que ça me donne.
Sana ne s’attendait pas apparemment à être interrompue. Mais la réaction positive de Selamawit semble, dans le son de sa voix, l’avoir satisfaite.
— Je continue, si tu le veux bien, Sela ?
— Bien sûr, pardon.
— Donc... des perturbations, réactions animales et changements comportementaux.
Ce type d’effet peut être involontaire, évidemment, ou révélateur de sensibilité technologique de l’espèce observée.
Type 3 : Contact visuel ou auditif non intentionnel.
L’espèce locale détecte la présence d’un vaisseau ou d’un dispositif. Ça inclut bien sûr les situations d’observation mutuelle sans interaction explicite. Et donc être classé comme une “brèche passive”.
Type 4 : Interaction dirigée ou communication minimale.
L’essai d’un envoi de signal, lumineux, sonore, cristallin, ou autre ; qu’il y ait ou non une réponse. Évidemment, ce type implique une volonté initiale de contact du côté du visiteur, avec observation des conséquences.
— Pardon encore Sana, mais je trouve vraiment ta classification d’une clarté étonnante.
— Merci encore, Sela... je poursuis... dit-elle d’un ton neutre.
Type 5 : Rencontre éthique en contexte contrôlé.
Rencontre volontaire et préparée entre un ou des membres visiteurs et les individus d’une espèce locale. Ça nécessite par conséquent une validation croisée ; un consentement, une capacité de compréhension et une compatibilité biologique ou technologique.
Type 6 : Co-activité temporaire.
C’est-à-dire une coopération spontanée ou structurée, comme un échange de ressources, une réparation mutuelle, ou encore une étude conjointe. Ce type-ci suppose un minimum de langage partagé ou de médiation.
Selamawit a les yeux qui se ferment... repensant à son sentiment de culpabilité quant à la mort de Lizoan.
— Je sais, Sela, nous sommes toutes les deux, et pas uniquement toi, responsables de ce qui est arrivé à cette Hharat.
— Tu es trop bonne avec moi, je garderai cet exomicide pour jamais dans ma mémoire.
— Moi aussi, Sela.
Selamawit retrouve le sourire grâce à la sororité de Sana.
— Continue l’exposé, Sana, je t’en prie.
— Oui... donc on a ensuite le Type 7 : Coexistence sur le long terme et une possibilité d’installation.
C’est le développement d’une présence permanente du visiteur ou d’une cohabitation sur la planète native de l’espèce observée.
— Un peu comme les Vulcains, quoi ?
Sana continue son exposé avec un rien de sourire dans la voix.
— Ce devrait être un cas rare, qui nécessite un accord mutuel évident, et son corollaire, une révision constante des protocoles éthiques.
Type 8 : Intimité interespèce.
— Ah ! On y vient !
— Bien obligée, Sela... mais on peut juste se poser la question du bien-fondé de ce type-là, qui englobe une sexualité consentie, ça va de soi, une reproduction croisée éventuelle ou fusion partielle des modes de conscience, de biologies ou de mémoire.
Cela suppose un consentement explicite, bien informé, et symétrique, ainsi qu’une compatibilité minimale sur les plans biologiques, cognitifs, et symboliques. Cependant ça peut inclure des formes de lien non physiques ; des échanges de souvenirs par interface, des accès réciproques à la mémoire, une symbiose, et bien d’autres choses sans doute.
J’ai classifié ici trois sous-catégories.
La 8A : Fusion non sexuelle par le partage de conscience, de mémoire ou même d’interface neurale.
La 8B : Sexualité non reproductive ; une relation intime, affective ou alors rituelle et sans transmission génétique.
— Le plaisir, quoi !
— Connaissant l’espèce humaine, je me devais de faire référence à cet aspect de l’intimité ; n’est-ce pas ?
— Absolument, Sana, absolument... mais continue !
— Je finis, en fait... par la 8C : Une sexualité reproductive par le croisement biologique possible ou provoqué via une ingénierie génétique... Voilà.
Après cet exposé, Selamawit est impressionnée, même si elle est la maman de Sana.
— C’est tout à fait saisissant, Sana, j’ai dans l’idée que tu ne cesseras de m’étonner.
— Merci... mam...
Sana s’interrompt d’un coup.
— ...Je viens de détecter un trou noir sur notre route !
[1] 4,17 fois la distance de la Terre à Pluton.
[2] “The UFO experience : a scientific inquiry” (H. Regnery Co. éd. Chicago, 1972). “Les objets volants non identifiés : mythe ou réalité ?”, (J’ai lu éd., n°A327, Paris 1979.)
(partie 3 épisode 2, samedi 21 juin 2025)