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Billet de blog 20 mai 2025

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Pas de destin, mais ce que nous faisons de nous... ou pas — épisode II

Le monde s'enfonce dans le chaos... mais un espoir existe, un collectif et une IAI.

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PAS DE DESTIN, 
MAIS CE QUE NOUS FAISONS DE NOUS... OU PAS

II
- Isla McIntyre -


14 février 2080.
Le voyage entre Londres et Zawadiya au Ngola-Nova[1] se passe dans un nouveau modèle de sphère transparente ionique[2], construite par Hayl Éco-aérospace.
Isla tourne la tête partout. L’engin, un Spacéco 2, monte à toute vitesse dans le proche espace suborbital avant de redescendre sur sa destination. Après environ vingt-cinq minutes, le voyage est fait.
— Woooaa !
Isla, dans la sphère, se sent comme dans l’air lui-même, enfermée dans cette bulle ionique silencieuse. Alors, elle n’a qu’à admirer pour la première fois l’Afrique.
— Le paysage est magnifique, Sela !
Selamawit, elle, n’était pas encore venue de ce côté de ce qu’on a appelé, avec une certaine arrogance, le “continent noir”.
Cette région de l’Afrique australe, située au sud-est de l’Angola, à une encablure de la Zambie, présente de larges plateaux entrecoupés de vallées vertes, de plus en plus rares en 2080. Et ce ciel pur, loin de toute pollution, enchante les yeux d’Isla.
— Tu vas t’habituer à la chaleur, ma chérie ? demande à nouveau Sela, pour la énième fois, à sa compagne.
Tout sourire, Isla lui fait un clin d’œil.
— Rôôôôh, tu es adorable, Sela, mais c’est la cinquième fois que tu me poses la question, tu sais... j’ai beau être née du côté d’Oban, je finirai bien par m’habituer à ces pics de 34°.... heureusement il y a la nuit.
Isla lui redonne un clin d’œil, diablotine, ce qui fait rire Selamawit.
Une voix rieuse passe dans l’habitacle.
— Bienvenue au Ngola Nova !
— Allons, viens Isla, nous allons prendre nos quartiers dans le bungalow que madame Raukurā nous a fait réserver.
*
Le bungalow est une grosse sphère en verre intelligent thermorégulé[3], transparente au rez-de-chaussée et translucide à l’étage.
— Il est presque dix-neuf heures trente, ma rousse, nous allons rejoindre le collectif du projet Aeon Trace, pour dîner, ça te va ?
— No blème, Sela.
— Parfait, mais je devrais aller voir après la porte-parole pour l’organisation du départ.
Isla, soudainement, perd le charme du voyage.
— Ah oui... ce voyage sans retour...
*
Bureau du porte-parolat.
Tehani Raukurā en est la titulaire ce trimestre[4].
— Bonjour, Selamawit.
Elles se serrent la main avec gravité.
— Bonjour, madame. Qu’en est-il alors de cette interruption soudaine du message des Thāl’naï ?
— Le collectif, et principalement notre spécialiste d’exosapienologie, Jules Sibawayh, est sur le coup avec Jorge Nöhr.
— Nöhr ? Je croyais qu’il avait succombé à l’attentat de Copenhague.
— Non, on l’a fait croire afin qu’il puisse continuer ses travaux de physicien de synthèse unifiée[5].
Selamawit a l’air rassurée... à moitié.
— C’est quand même assez frustrant d’avoir reçu ce message il y a quinze jours, transmis via ce pont Einstein-Rosen, et de ne pas avoir pu obtenir la suite du message qui nous promettait de nous communiquer le “comment” recréer le Pont ER !
— Oui, Sela... mais votre départ ne saurait être remis en cause, et on l’a déjà précipité au 23 février. De toute façon, le collectif qui communique avec votre IAI, Sana, qui sera d’ailleurs embarquée sous peu sur l’Aeon Trace, a discuté avec elle. Sana prendra non seulement en charge le voyage ainsi que vos “réveils cryoniques” à peu près tous les deux cents années-lumière, mais elle s’occupera de tout le reste durant vos sommeils, et notamment de l’étude de faisabilité et des essais numériques induits pour la recréation du Pont ER. Ainsi nous pourrions avoir un contact direct avec vous et avec cette civilisation... on espère avant mille quatre-cents ans.
— Et qu’a dit finalement Sana[6], madame ?
— Que nous devrions envisager le départ beaucoup plus tôt que prévu.
— Mais pourquoi précipiter ainsi mon départ... alors que ma compagne, Isla, va bientôt mettre au monde un enfant ?
— Je sais, je sais, ma pauvre amie, et j’en suis d’autant plus consciente que j’ai dû moi-même abandonner tant de choses pour le collectif. Mais, vois-tu, la guerre Sino-Tsariste entre dans sa dixième année. Pour le moment, l’atome n’a pas encore parlé, mais jusqu’à quand ? Zhao Yueming est jeune, mais son surnom de “fils de l’ordre” n’augure pas bien. D’un autre côté, la marionnette tsariste, Alexeï II, depuis son accession au trône en 2059, reste dans les mains des ultra-nationalistes panslavistes, orthodoxes. Nous devons envisager dans les dix à vingt ans un exode humain.
Selamawit perd un peu de sa joie de vivre à l’évocation de ce futur dystopique. Mais cette image d’elle, seule avec Sana dans l’espace, lui redonne le sourire. L’évocation même de cette idée... se réveiller dans l’espace et pouvoir aller n’importe où en quelques millisecondes. Elle repense à cette vieille série des années 2050, “Star Trek : L’ultime frontière”[7].
— Que pourrait bien faire le fils de Spock ? dit-elle à haute voix.
— Pardon ?
— Non, ce n’est rien, un coup de vintagisme.
— Bon, vous avez rendez-vous avec Jorge Nöhr avant qu’il ne reparte pour Stockholm. Je pense que vous déjeunerez en face de lui, demain midi, à la Fraterne[8].
— Yes, ma’am !
Tehani Raukurā, du peuple Nakamaï[9], femme d’un certain âge, ne s’offusque pas de cette familiarité, qui est un des “charmes” particuliers de la scientifique tridiplômée.
*
Lorsque Selamawit revient au bungalow, elle trouve Isla évanouie.


[1] Arrière-pays du sud Cameroun/nord Congo-Brazzaville. Né d’une alliance locale entre techniciens angolais, chercheurs congolais, et exilés scientifiques du Sud global. Surnommée la zone libre Ngola, elle protège les savoirs humains. “Ngola Nova”, c’est le retour d’une souveraineté africaine non-asservie, technologique sans être technocratique, humaine sans être nostalgique.
[2] Moyen de transport sphérique transparent construit avec des matériaux recyclables non polluant issus du mycélium, avec une propulsion ionique, utilisant un champ électromagnétique pour accélérer des ions à des vitesses élevées.
[3] Verre Thermochromique bio-adaptatifs, fabriqué avec des substituts bio-inspirés. Idée venant de la peau du caméléon ou des propriétés de certains insectes, la surface réagit à la température extérieure pour bloquer ou laisser passer la chaleur selon les besoins.
[4] Voir chapitre I, note 5.
[5] Regroupe plusieurs champs avancés : relativité, mécanique quantique, gravitation quantique, etc.
[6] Depuis 2060, les centres de calcul ont cessé d’être des monstres énergivores enfouis dans le silicium et les métaux rares. En 2080, ils sont devenus sobres, autonomes, souvent fabriqués à partir de matériaux naturels ; champignons, argiles vivantes, fibres végétales. L’énergie vient du soleil ou du sol, le refroidissement se fait par transpiration organique. Pour les calculs rapides, on utilise la lumière ; pour les longues méditations, le vivant. L’intelligence ne s’impose plus : elle s’intègre, elle écoute, elle respire.
Sana repose sur une architecture hybride alliant circuits photoniques auto-réparables à base de matériaux amorphes et cristaux à mémoire quantique encapsulés dans des matrices biologiques synthétiques. Son noyau biologique dormant, composé d’ADN synthétique, lui permet une auto-régénération en cas de défaillance. Pour minimiser la consommation énergétique et limiter la dissipation thermique, Sana entre régulièrement en mode “sommeil cognitif”, réduisant considérablement son activité de traitement. Le refroidissement s’effectue par un système passif bio-inspiré, utilisant la circulation lente de fluides organiques dans des canaux thermorégulés, couplés à une dissipation radiative optimisée, éliminant le besoin de systèmes actifs lourds et gourmands en énergie. Cette conception assure à Sana une longévité et une fiabilité exceptionnelles, adaptées aux voyages interstellaires de plusieurs siècles.
nb (NdA) : Cette architecture est plausible dans un futur lointain (150-300 ans), en extrapolant les avancées en photonique, mémoire quantique et biologie synthétique. Ce n’est pas du pur fantasme comme les IA magiques dans la science-fiction classique, mais un défi technique immense.
[7] “Star Trek, Beyond the horizon”, après cinq autres séries de la franchise depuis “Strange new worlds” en 2025.
[8] Restaurant collectif de l’Hayl à Zawadiya, où absolument tout le monde prend ses repas.
[9] Du proto-océanien “naka” : le dedans, et “-maï” : venir. Ceux qui viennent de l’intérieur (des terres, des origines, de la mémoire).

(Épisode III le jeudi 22 mai 2025)

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