LA TROISIÈME ESPÈCE
Chapitre 2
IXELLES
“Toc-Toc-Toc”.
— Entre Samy, entre !
Le petit homme, d'apparence ordinaire, totalement glabre, qui vient d’entrer, va sur ses cinquante-six ans, il paraît être en bonne forme. Il est aussi plus jeune que Théo. Habillé élégamment de bas en haut : d'une paire de chaussures en cuir noir à lacets, un pantalon de flanelle grise à pinces, une chemise blanche à fines rayures bleu clair sous un pull sans manches à col en “V” prune, un blazer de laine bleu nuit, un long pardessus de couleur camel, une écharpe en laine fine d'un bordeaux uni enroulée autour du cou et enfin un chapeau mou gris sur son crâne déjà bien dégarni.
Il pose son sac de sport cylindrique qu’il portait en bandoulière et sa housse de raquette.
— Tu viens avec ton attirail ? demande Théo un peu railleur.
— Non, je dois faire un tennis, après, avec mon banquier... j’en profiterai pour lui demander ce qu’il pense de cette entreprise américaine... Holoïd Xerok.
— Haloid Xerox plutôt ?
— C’est ça... c'est nouveau et risqué, mais ça me semble une entreprise sérieuse pour mes rentes. Mais tu connais ?
Théo qui était resté dans son fauteuil défraîchi, avec “le” livre sur les genoux, semble tout à fait indifférent à ce que vient de lui dire son ami.
— Depuis que je te connais...
— C'est-à-dire depuis ma fuite de mon Tibet natal.
— Oui... je disais, avant que tu ne m'interrompes, que depuis que je te connais... je ne sais pourquoi, mais je mémorise ce genre d'information inutile. Et j’ai entendu parler de cette nouvelle société... Haloid Xerox, sur Voice of America, je crois. Aucun intérêt ses photocopieurs[1], qui ça va intéresser ?... Pffff... Mais viens, et arrête de m’enquiquiner avec tes histoires de gros sous.
Samy Darge a le geste lent de sa culture tibétaine, il a toujours été comme ça, même après son établissement à Bruxelles, grâce à une de ses amies, Margaret Jerome, qui travaillait à Bletchley Park au sein de l’équipe d’Alan Turing. Elle l'avait fait sortir des griffes des communistes chinois de Mao Tsé Toung en 1950.
Sereinement, il pend délicatement son grand manteau avec son écharpe par-dessus à l’une des boules du portemanteaux de l’entrée.
— Grouille Samy.
Ce dernier laisse toujours passer la mauvaise humeur habituelle de Théo pour qui il ressent un immense respect, car il lui doit l’ouverture à la langue française et la découverte de tant de livres anciens, souvent sur des cultures oubliées.
— Oui, mais tu sais, la paléontologie a bien attendu des siècles, alors quelques secondes de plus ou de moins.
Théo lui sourit. En fait, Samy est le seul homme qu’il admire depuis qu’il le connaît, alors qu’il finissait sa carrière de Professeur ordinaire titulaire d’une chaire de recherches paléontologiques et doyen de la faculté des sciences de l’Université libre de Bruxelles.
— Certes, certes, d’autant que je cherchais cet ouvrage depuis si longtemps.
— Où l’as-tu trouvé au fait ?
— Je te l’avais dit au téléphone... à “La jeune Parque”.
Le quinquagénaire prend un petit tabouret de tisserand et s’y pose, juste à côté de son ami. Il prend son étui à lunettes dans l’une des poches de son gilet, et après avoir sorti celles-ci, il les pose doucement à la moitié de son nez, comme il le fait depuis qu’il a découvert et adoré le professeur Tournesol dans un album de Tintin.
— Alors, raconte-moi... ce que tu m’as dit au téléphone était étrange et ton excitation ne me permettait pas de comprendre la portée de ta découverte.
Théo lui pose une main amicale sur l’épaule.
— Je suis désolé, tu sais à quel point je peux être antipathique.
Son ami lui rend la pareille en posant délicatement sa main sur son épaule.
— Je sais... allez, dis-moi.
Retrouvant son enthousiasme intellectuel, Théo lui montre l’ouvrage.
“Voyages de recherches paléontologiques sur les traces de James Cook dans les mers australes en 1879-1883”, de Lennart Hallqvist, traduit du suédois par Xavier Marmier dans l’édition de 1892 parue à la Librairie ancienne Firmin-Didot & Cie.
Samy paraît sincèrement étonné, et devient soudainement curieux.
Théo ouvre le volume imposant.
— Lis, à voix haute s’il te plaît, là en bas de la page 143.
Samy baisse la tête, ajuste ses lunettes et lit.
— “Je venais de relire le passage que James Cook avait écrit dans sa relation de son dernier voyage, et paru sous le titre de “Troisième voyage de Cook”[2] : “5 mai. Le vent soufflait fortement, presque en coup de vent, du nord-ouest, avec un temps épais. Vers cinq heures du soir, alors que nous n’étions plus qu’à une vingtaine de milles d’un îlot que j’ai nommé Bligh’s Cap, nous avons mis à la cape sous voiles réduites pour attendre le jour et un ciel plus clair afin de pouvoir faire terre. À 19h30, nous avons trouvé le fond à 115 brasses, sur un banc de sable noir fin mêlé de petits cailloux. Pendant la nuit, la profondeur a varié entre 120 et 145 brasses.” Puis, plus loin, il écrit encore : “Nous avons tout juste réussi à passer au vent de l’île en question. C’est un rocher haut et arrondi, que j’ai nommé Bligh’s Cap. Il s’agit peut-être du même que celui que Monsieur de Kerguelen a appelé l’Île du Rendez-vous ; mais je ne vois pas ce qui pourrait bien s’y rassembler, sinon les oiseaux de mer, car cet endroit est certainement inaccessible à toute autre créature.” C’était incroyable ! Car nous venions de voir à proximité, environ à cinq miles au nord de cet îlot que James Cook a appelé Bligh’s Cap, un autre îlot certainement soulevé depuis peu ; sans doute par un mouvement magmatique. Nous y avons vu dessus une construction en pierre, pas simplement un tas, mais bien une architecture faite de blocs de pierres mises les unes sur les autres d’une manière pensée. Pourtant, là, au nord de l’île Kerguelen, jamais aucune civilisation n’y avait été découverte.”
Samy Darge retire ses lunettes. Il est silencieux tellement ce qu’il vient de lire est incroyable. Cependant, après quelques instants, il se lève. Il tourne en rond autour du fauteuil où est resté Théo, flegmatique.
— ...Mais, c’est de la science-fiction.
Un sourire satisfait se dessine sur le visage de Théo.
— Non mon ami. Le professeur Lennart Hallqvist, titulaire d’une chaire de paléontologie à l’Université d’Uppsala entre 1883 jusqu’à sa mort en 1912 n’était pas un hurluberlu. Il faut que nous allions voir l’arrière-petit-fils, Einar Hallqvist, il est conservateur adjoint au Muséum suédois d’histoire naturelle à Stockholm.
— Attends, attends, tu veux que nous allions en Suède, pour aller voir un descendant de l’auteur de ce livre. Mais pourquoi ?
— Parce qu’il détient, je le sais, un autre document !
[1] Si le premier copieur (le Model A d’alors Haloid Company) est sorti en 1949, c’est le Xerox 914 qui est le premier copieur sur papier ordinaire, lancé le 16 septembre 1959.
[2] James Cook étant mort durant ce troisième voyage, en 1779, l'ouvrage n'a paru en Angleterre qu'en juin 1784 sous la direction du Dr John Douglas (tâche d'édition du compte rendu du voyage confiée par l'Amirauté). Paru en français, en 1785.
(chapitre 3, mardi 23 septembre 2025 “Stockholm”)