LA TROISIÈME ESPÈCE
Chapitre 3
STOCKHOLM
Deux jours plus tard, le 24 janvier, Théo et Samy — grâce à une jolie culbute boursière de ce dernier sur des actions IBM — sont sur un bateau qui les emmène vers Stockholm. Ayant plus de deux jours de traversée, ils ont le temps de discuter ferme à propos de James Cook et Lennart Hallqvist. Évidemment munis de leur petite bibliothèque de voyage. Trois ouvrages en fait, le premier étant celui du professeur Hallqvist ; les autres, quatre volumes du livre de James Cook dans sa traduction de Jean-Nicolas Démeunier, parus en 1785, et reliés cuir ; enfin, un petit lexique de discussion, français-suédois, acheté avant le départ.
En pleine mer du Nord, cette fin d’après-midi, la mer est trop agitée pour leur permettre de profiter du paysage. Ils s’étaient donc installés à une table, non loin du bar, devant deux limonades.
— Tu ne m’as pas dit ce que ce Einar t’avait répondu, au sujet de ce document, demande Samy.
Théo, reposant son verre après avoir bu un peu, se penche vers Samy, ainsi que le ferait un comploteur.
— Il n’a rien voulu me dire, en fait. Mais il m’a confirmé que nous pourrions le voir, l’étudier et même recopier ce qui pourrait nous intéresser... mais pas question de l’emporter ; il a été très formel sur ce point.
C’est donc au petit matin du 27 janvier que les deux amis descendent du bateau. Leur démarche n’est pas très assurée d’abord, la traversée fut mouvementée, et remettre les pieds à terre reste une épreuve à passer.
Le port de Stockholm déborde d’activités, non seulement de passagers comme eux, faisant le voyage soit par la même Compagnie Maritime Belge, soit par d’autres. Mais aussi des cargos déversant leurs caisses de marchandises diverses. Laissant la fourmilière s’activer ; les deux compères se dirigent vers l’arrêt de tramway qu’on leur avait indiqué sur le bateau.
— Nous allons poser nos affaires à l’hôtel, Théo, et puis j’ai vraiment besoin de prendre un bain. La douche à bord était trop inconfortable.
Théo, qui semble avoir laissé sa mauvaise humeur en Belgique, lui tape dans le dos.
— Tout à fait d’accord. Pendant que tu te délasseras, moi j’irai prendre une bière et lire encore le capitaine Cook.
Samy Darge se laisse aller à rire du changement radical d’humeur de son ami.
Arrivés devant ce bon hôtel, sans grand luxe ostentatoire, que Samy a pris soin de réserver avant leur départ, ils admirent le bâtiment de la fin du siècle dernier, en briques rouges, la façade ornée de décorations typiquement nordiques, de hautes fenêtres et au centre au second étage, un petit balcon privatif.
Il montre le balcon.
— Tiens, tu vois le balcon... c’est celui de notre chambre. Je n’ai pas pu prendre deux chambres... ils ont un groupe de financiers norvégiens en symposium.
Normalement, Théo aurait dû faire la tête, dire une méchanceté ou deux sur le pays ou la ville. Mais nullement.
— Bah, à la gu... on fera avec, se reprend-il.
Décidément, Samy n’en revient pas du changement d’attitude de son ami. Mais cela ne cesse de l’enchanter.
Vers midi, Samy rejoint Théo, attablé un peu à l’écart du bar.
Le salon, sobrement décoré, est meublé de tables rondes en bois sombre, où se reflètent les lumières tamisées de cet endroit à l’atmosphère feutrée. Au sol, une épaisse moquette beige assourdit les pas des gens qui vont et viennent. Si bien que Théo peut relire tranquillement le premier tome du troisième voyage de Cook.
N’entendant pas son ami le rejoindre, il sursaute sur sa chaise, reprenant sa tête habituelle.
— Merde Samy, fais gaffe !
— Désolé Théo. Je croyais que tu m’avais entendu.
— Faut pas croire, faut être sûr, comme disait mon vieux père.
Son visage rubicond se détend soudainement, et un sourire renaît.
— Voilà, tu vois, chasser le naturel... mais trêve de balivernes. Tiens, je viens de lire un passage, là, page 221 ; c’est le récit de John Anderson, chirurgien, lors de l’escale du 25 décembre 1776 au 1er janvier 1777 ; “Aucune des terres découvertes… n’offre peut-être un champ moins vaste aux recherches des Naturalistes… Une petite plante… produit cette verdure… elle croît en larges touffes… on pourrait au besoin sécher cette tourbe & la brûler ; c’est la seule chose que nous ayons trouvée propre à cet usage… On n’aperçoit pas un seul arbrisseau… On y trouve un peu plus d’animaux… les phoques… viennent faire leurs petits… nous en tuâmes autant que nous le voulûmes… Nous ne vîmes pas d’autres quadrupèdes terrestres… une multitude… d’oiseaux… beaucoup plus de pingouins que d’autres oiseaux… Les collines… couvertes de neige… pieds… rochers escarpés… fissures… pierres énormes… Il doit presque toujours pleuvoir… sol marécageux… Nous n’avons rien découvert qui eût l’apparence d’un minerai ou d’un métal.”
— Et ?
— Ce qui veut dire que si une civilisation était implantée là à un moment de l’Histoire terrestre, elle n’avait peut-être pas d’outils métalliques. Je dis bien “peut-être” ! En tout cas, selon ce que je sais de mes propres connaissances, c’est qu’on n’a jamais trouvé trace d’aucun outil métallique, en tout cas, sur les îles de l’archipel des Kerguelen.
Un serveur, souriant, sorte de grand Viking, portant une moustache blonde très élégante, s’approche. Il toussote très poliment.
— Vous désirez boire quelque chose, demande-t-il au nouveau venu.
Samy se retourne, lève la tête pour apercevoir quand même la tête du garçon qui le surplombe de haut.
— Oui... oui... une Mariestads fera l’affaire jeune homme.
Puis il revient à son ami. Très intrigué par ce qu’il vient d’entendre.
— Donc, tu crois fermement qu’une civilisation a existé malgré tout en cet endroit de la Terre ?
Théo Dewez sait bien que son hypothèse ne repose que sur ce qu’il a lu dans le gros ouvrage de Lennart Hallqvist ; mais l’espoir de pouvoir confirmer cette hypothèse par le document qu’il souhaite pouvoir voir chez le descendant du chercheur aventurier de la fin du XIXe, le rassure.
— Oui, je veux y croire. Mais nous verrons demain, puisque j’ai téléphoné à Einar Hallqvist pendant que tu barbotais.
— Eh bien... demain alors.
(chapitre 4, jeudi 25 septembre 2025 “Danderyd”)