PAS DE DESTIN,
MAIS CE QUE NOUS FAISONS DE NOUS... OU PAS
IV
- Jorge Nöhr -
16 février 2080.
Parc Pumziko.
Après le déjeuner pris à la Fraterne, Jorge et Selamawit sont assis sur un banc de pierre recouvert de rechanvre.[1]
— Bien, Sela. Sana va travailler, comme tu l’as si bien suggéré, sur l’étude de faisabilité et la mise en place d’un pont ER. En espérant que ces mille quatre cents années lui soient suffisantes.
Selamawit semble tout à fait sûre d’elle.
— Sana est merveilleuse. Je suis certaine qu’elle y arrivera bien avant mon arrivée sur Thāl’iir.
— Les dieux du Walhalla t’entendent, Sela.
— S’il ne s’agissait que de ce genre de concept... les choses seraient plus simples, Jorge. Et sinon, le système de répulsion ?
— T’inquiète. Le champ de déflexion gravitationnelle active sera prêt dans deux jours, et mis en place sur Aeon Trace juste après.
Il se tait soudainement et regarde Selamawit au fond des yeux. Elle est surprise.
— Qu’y a-t-il, Prof ?
— Je pensais soudainement... mais ça ne me regarde pas...
— Allez, vas-y, vieux grigou, te fais pas prier.
— Isla ?
Sela devient morose.
— Oui... je sais, elle sait, mais en fait... on n’en sait rien. Je l’aime, je pars, elle m’aime et reste... avec notre fille.
— Une fille ? Mazel tov ! dit le vieil homme en riant presque.
Mais Sela reste morose. C’est à cet instant que Jorge s’aperçoit qu’il a dit une connerie ; qu’il n’aurait jamais dû poser cette question. Il baisse la tête en signe de repentance, et pose une main amicale sur l’épaule de sa jeune consœur.
— Je suis désolé, Sela. J’aurais mieux fait de fermer ma gueule avant de l’ouvrir.
— Non, non. J’ai l’impression de donner le sentiment que je m’en fous... alors que ça me brûle l’âme. J’ai connu Isla après le début de cette aventure scientifique ; juste après avoir découverte la “vitesse lumière” au sein de l’unité du professeur Abraham Rahim à l’université d’Ulm, cette nuit de mars 2065. Est-ce que j’aurais dû rejeter son amour ? Le mien ?
— Non... enfin... tu me poses la question... Mais tu sais quoi, ma grande ? Tu vas passer ces cinq prochains jours avec elle. Rien qu’avec elle.
— Et si on réussissait à communiquer grâce au pont ER ?
— Tu veux dire que tu voudrais, dans mille quatre cents ans, pouvoir parler directement à Isla, comme par l’ÉchoTerre ?[2]
Selamawit essaye de sortir de sa bulle de tristesse et de regrets. Elle relève la tête, se force à sourire, les yeux pleins de souvenirs.
— Oui, Prof ! Pareil ! Je sais que ce vieux pont peut être franchi, dépassé même. Il y a un potentiel formidable. Nous n’en sommes qu’aux balbutiements. Les Vulcains ne viendront pas... Nous, on les verra. On leur parlera. En tout temps, toute époque, quel que soit l’endroit de l’univers...
Très cérémonieusement, elle lève un doigt pointé vers le ciel.
— ...parce que c’est logique !
Jorge la regarde, les yeux grands ouverts, subjugué sans doute par la fougue scientifique de sa jeune collègue.
— Tu te rappelles tout de même qu’Hawking lui-même y avait consacré un article... au siècle dernier.
Cette fois, Selamawit retrouve son vrai sourire joyeux, lumineux, pratiquement contagieux.
— Je sais, je sais, Prof... “Chronology Protection Conjecture”[3]... cette idée selon laquelle l’univers aurait une sorte de “conscience” et refuserait une telle probabilité. Mais si on a pu faire tout ce qui nous entoure... technologiquement, c’est bien à partir de 0 et de 1 !
— Certes, certes, Sela. Mais tu sais bien que je ne suis qu’un vieux rationaliste... Peut-être as-tu raison d’aller plus loin que l’impossible.
Elle lui tape dans le dos, amicalement.
— Je t’offre une bière, Jorge ! Tu n’es pas “rationaliste”, tu es simplement prudent. Peut-être avec ce que nous faisons de ce que nous savons. Et ça ne date pas d’hier... Rappelle-toi le “Je suis le destructeur des mondes...”
Alors qu’ils marchent tous deux vers la terrasse de la Fraterne, un court silence les accompagne.
— Ah, oui. Quand je suis né, en 2010, c’était Internet, le tout début du maudit smartphone. Puis cette neuroconnectivité, partie de Chine avant de conquérir le monde...
Ses yeux se perdent dans la brume du temps quand la table sur la terrasse de la Fraterne est à leur portée.
— Allez, mon Jorge adoré, avant que j’aille rejoindre Isla... on se prend une binouze, comme disent les Frenchies. Et puis, tu ne m’as pas donné de nouvelles de Hilda ? Comment se porte-t-elle, après l’attentat ?
— Bof... couci-couça. Ça l’a remuée, qu’on veuille ma mort en hauts lieux. C’est pour ça que je dois partir absolument ce soir. Mais je serai là le 22, juste avant ton départ.
— Oki. Tu passeras le bonjour à la douce mère de vos enfants.
— Pas de souci, Sela. Mais pour ton coup de fil depuis Thāl’iir... j’attendrai les prochains mille quatre cents ans avant de te dire “coucou”... Promis ! dit-il, souriant.
[1] Tissus éco-responsable obtenu avec du tissu de vêtements usagés recyclés et mélangé à du chanvre.
[2] Réseaux décentralisés, alimentés volontairement à un “point nodal” (un arbre sacré, une roche ancienne, une cabine oubliée) pour y accéder. Cela permet une connexion mondiale ponctuelle, mais sans permanence ni traçabilité. Le contraire d’un smartphone.
[3] Hawking, S.W. (1992). “Chronology protection conjecture”. Physical Review D, 46(2), p.603-611.
(épisode 5 de la première partie, mardi 27 mai 2025)