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Billet de blog 25 mars 2025

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“Le sourire du couteau”

Quand tout va mal... on peut — essayer — de refuser l’inexorable.

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Le sourire du couteau

“J’ai la berlue”, se dit André, “j’ai bien vu le couteau me sourire.”
Les œufs aux plats, eux, chantaient normalement dans leur petite poêle, débordants de la tranche de jambon pliée.
André, tous les dimanches, se faisait encore ce plaisir gustatif. C’était devenu un rituel, et il ne l’avait pas abandonné, malgré les jours sombres qu’il vivait.
Il alla jeter les coquilles vides des œufs, sans plus penser à ce sourire méphitique.
Quand il revint pour vérifier la cuisson de ses œufs au jambon, il jeta un regard subreptice vers l’objet pointu et bien aiguisé.
“Ouf...” Rien ne se passa, ce n’était rien qu’un couteau, fait pour couper, et rien de plus.
Dans le placard, il prit une petite assiette et la déposa entre la fourchette et... le couteau, sur le petit plateau du matin.
Il éteignit le feu sous la poêle, et glissa les œufs au jambon sur l’assiette.
Un sourire s’est insinué sur son visage. L’image du petit Jésus entouré de l’âne et du bœuf lui traversa l’esprit.
“Tiens, j’arrive à sourire”. Il en fut réellement étonné. Lui qui n’avait plus le sourire depuis tant de semaines. Un sourire qui ne l’apaisa même pas. Au contraire. C’était un sourire qui lui semblait tellement idiot, inutile, comme une bouée-canard dans une tempête d’un océan en furie.
Inutile.

Illustration 1
“Une catastrophe en mer” (1835) © (domaine public depuis 1922) William Turner

Il prit le plateau, surveillant toujours messire couteau d’un œil inquiet.
Cette inquiétude sous-jacente s’imposait. “Couteau... je n’ai besoin de toi que pour couper la tranche de jambon... tu ne m’auras pas !”
Ce dernier ne répondit pas.
Assis enfin dans son fauteuil crapaud, André posa le plateau sur la table basse.
“Il faudrait que je nettoie cette table, ça devient n’importe quoi.” Elle était sale, il n’arrivait plus trop à faire le ménage comme il en avait repris l’habitude auparavant.
Il se recula d’un coup, avec le fauteuil. Dans un état de stupeur et de crainte.
Un rayon de soleil avait miroité sur la lame tranchante du couteau. Et celui-ci semblait en être satisfait. Comme un être surnaturel qui se réveille d’un long, très long... trop long sommeil.
“Tu ne veux pas me prendre en main ?”
Il avait entendu cette parole dans son esprit.
Les yeux écarquillés, bouche bée. André restait pétrifié, les mains agrippées aux accoudoirs du fauteuil, griffant presque le tissu de ses ongles.
— Non, je veux de toi pour mes œufs au jambon... pour rien d’autre !
Il se tut. Il venait de s’apercevoir qu’il s’était adressé directement à l’objet illuminé.
“Je suis patient, et un jour peut-être, tu verras, je te serai utile.”
André se nettoya les yeux de l’index et du pouce. 
“Non, je ne suis pas fou.”
Il prit le couteau, le couteau pour ses œufs au jambon. Et rien de plus.
Alors, l’objet cessa subitement d’exister. Il n’était juste plus qu’un couteau.

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