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Billet de blog 25 septembre 2025

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LA TROISIÈME ESPÈCE (chapitre 4 — Danderyd)

Alors que le monde est au bord de la guerre, en 1961, trois hommes à la poursuite d'un mythe...

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LA TROISIÈME ESPÈCE
Chapitre 4
DANDERYD

Un taxi stoppe dans ce quartier résidentiel de Danderyd, juste devant l’allée de graviers qui mène à un manoir du XIXe siècle, celui-ci, de style anglo-suédois romantique est agrémenté d’une petite tour d’angle circulaire de trois étages. Visiblement construit sur les ruines d’un ancien bâtiment, ce sont sans doute les vitraux colorés qui lui donnent cette impression de maison d’excentrique.
Jetant un œil curieux, Samy apprécie ce qu’il voit tout autour du domaine, un parc paysager et aperçoit même une roseraie non loin d’un petit étang.
— C’est d’un moche, conclut définitivement Théo en ne regardant rien d’autre que l’entrée salvatrice du manoir.
— Stenhaga gård... Stenhagavägen 12 Djursholm... It make fifteen crowns, please, dit le chauffeur d’une voix monocorde en se penchant vers Samy.
Il paie les quinze couronnes et le taxi repart, ses roues glissant un peu sur la route enneigée.
— Allez, viens Samy... j’ai froid.
À les voir tous les deux, tâchant de ne pas glisser, on pourrait croire à un épisode comique. Mais ce matin-là il fait vraiment froid, aussi les deux amis ont mis de gros pulls. Samy, un shetland blanc cassé, avec le haut tricoté de motifs géométriques ; Théo a simplement enfilé un vieux pull brun avec quelques petits trous de mites. En plus il fait gris, alors leurs manteaux ne sont pas inutiles. 
Alors qu'ils marchent, la neige tombée durant la nuit crisse sous leurs pas. 
Théo relève le col de son manteau paternel et se tourne vers Samy.
— Tu as vraiment l’air ridicule avec cette chapka, tu sais Samy ?
— L’important c’est de ne pas prendre froids aux oreilles.
Le vieux grincheux reprend du service.
— Quel temps misérable... je me demande bien comment on peut vivre dans un patelin pareil.
Samy fait juste un signe d’acquiescement de la tête en levant les yeux au ciel.

La porte du manoir, d’un brun très foncé, est munie d’un heurtoir en laiton représentant côté fixe une tête de dieu nordique ouvrant une gueule sauvage, ce personnage à l’air guerrier porte sur le crâne un casque aux cornes démesurées. Quant au “heurtoir” lui-même il figure un marteau.
Théo se met à sourire en coin.
— Vas-y, à toi l’honneur de taper le casque de ce Thor façon “grand siècle”.

Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvre doucement.
— C’est drôle, je m’attendais à ce que ça grince, Théo.
— Arrête de faire l’enfant Samy ! On n’est pas dans un roman.
La personne qui vient d’ouvrir est habillée en livrée, perruque poudrée, bas-blancs, souliers vernis et gants d’un blanc immaculé. Un homme d’une hauteur impressionnante, glabre, le menton relevé et proéminent, les yeux mi-clos. C'est une sorte de colosse complétement immobile, qui les accueille.
— Vad önskar herrarna ?
Théo réprime avec difficulté une de ses vacheries et laisse la parole à son ami.
— Pardon, nous ne parlons pas suédois, vous parlez français ?
Ouvrant un œil plus que l’autre, le majordome laisse filtrer un peu plus de sympathie.
— Ah ! Les français... vous êtes attendus.
Cette fois, piqué au vif, Théo ne peut que reprendre l’employé de maison avec un ton particulièrement acerbe.
— Nous sommes belges, pas “français”... toi comprendre ?
Flegmatique plus qu’on aurait pu le penser, le géant en livrée tourne une tête aristocratique sur celui qui vient de le réprimander.
— Pardon pour votre province, môssieur.
Les joues et le front de Théo commencent à rougir. Fort heureusement, le maître des lieux arrive bien à propos, évitant peut-être un bain de sang, verbal.
Einar Hallqvist doit avoir une bonne quarantaine d’années, le visage agréable, avec une fine moustache à la Errol Flynn, d’allure svelte, “racée” dirait certains. Il est en habit d’intérieur sous une sorte de robe de chambre très élégante en velours grenat et en pantoufles. Mais ce qui le caractérise d’emblée, ce sont ses petites lunettes rondes qui lui donnent un air particulier.
— Pardonnez mon majordome messieurs, mais il est fort utile d’avoir de larges épaules sur lesquelles s’appuyer quelquefois. 
Il se tourne vers le géant qui fusille encore Théo du regard.
— Kjell, s’il te plaît mon grand, apporte-nous une collation... nous serons dans la véranda.

Un peu plus tard, alors que les trois hommes sont agréablement installés dans la véranda devant une tasse de thé bien chaud ; l’hôte vient d’écouter ce qu’avait à lui dire Théo.
— Maintenant, je comprends tellement mieux ce que vous m’aviez raconté au téléphone, monsieur Dewez.
Il tourne lentement la tête vers la porte d’où était venu le majordome. 
— Kjell, mon ami, veuillez aller chercher, sur mon bureau, le document qui y est posé.
Se retournant d’un coup, il se penche un peu vers ses invités.
— N’y voyez pas une sorte de caprice mondain, mais vous avez piqué ma curiosité et j’aimerai participer à cette... quête, évidemment je mets mes moyens à notre disposition.
Pris par surprise, Théo se rembrunit, il déteste les surprises. Mais un semblant de courtoisie venant d’on ne sait où l’a saisi. Sa réaction laisse Samy pantois.
— Mais c’est une excellente idée, savez-vous ?
Quoique désarçonné par son ami, lui reste circonspect.
— Mais le Muséum ?
Alors que le géant arrive avec le fameux document, posé cérémonieusement au centre d’un plateau d’argent aux motifs de runes nordiques, Einar se remet en position droite, un sourire franc sur le visage.
— Aucun souci mon cher, je suis l’un des plus importants donateurs de cette grande œuvre au service de la culture, ce n’est qu’une occupation qui m’empêche principalement de perdre mon temps... comme certains de mes contemporains de la même société dans le dilettantisme.
Théo, se retenant de son naturel, prend le carré de métal qui n’attendait que son impatience. 
Il tourne vers Einar un regard perdu.
— Mais, dites-moi, d’où vient cette... chose extraordinaire ?
Content de son “effet”, Einar le fait patienter un instant en buvant un peu de sa tasse. Mais la patience de Théo, déjà mise à rude épreuve, craque.
— Mais dites-moi, au nom du Christ !
— C’est mon aïeul qui, comme il l’a raconté en long et en large, uniquement à l’oreille de son fils Ragnar, mon grand-père... l’a trouvé sur un îlot qui depuis... selon les informations que j’ai moi-même pu récolter grâce aux coordonnées géographiques... “aurait” disparu.
La tête de Théo, qui fait un effort surhumain pour ne pas étrangler son hôte, passe du rose au rouge. Il réussit à se contenir malgré tout.
— Des coordonnées géographiques ?... Mais il n’a jamais cherché à en savoir plus, lui ?
— Eh bien... oui, mais devant l’incrédulité de ses pairs, il a préféré ne plus évoquer sa découverte. Donc on peut dire que c’est un “secret de famille” en fait.
Théo redevient rosâtre et se repenche sur le carré de métal. Regardant de plus près les caractères gravés, il ne s’attendait pas à cela... ce n’est ni du latin, ni du grec, ni même de l’araméen. C’est une langue écrite qui lui est totalement étrangère.
— Merde, zut, crotte et flûte de bique !
Presque rieur, Samy, qui goûte toujours les expressions “gauloises” de son ami, lui prend très aimablement le carré de métal où sont gravés les signes incompréhensibles. Son sourire s’efface. Lui aussi est déçu.
Il n’y a que Einar Hallqvist à paraître toujours satisfait.
— J’ai l’impression que vous vous étiez fait une autre idée du document rapporté par mon arrière-grand-père de son fameux voyage en Terres australes.
Dépité, Théo parle presque en soupirant, défait.
— J’avoue... oui.
— Mais qu’allons-nous faire alors ?
Einar se lève, tel un officiant voulant redonner vie à quelque moribond.
— Messieurs, il est évident que nous devons prendre contact avec Friedrich Meier, pour aller le voir à Leipzig !
— En RDA, mais comment ?
— Qui ça ? dit Samy.

(chapitre 5, samedi 27 septembre 2025 “Näsby”)

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