IsabelleGhn (avatar)

IsabelleGhn

Éditrice éclectique transfem

Abonné·e de Mediapart

126 Billets

0 Édition

Billet de blog 26 décembre 2025

IsabelleGhn (avatar)

IsabelleGhn

Éditrice éclectique transfem

Abonné·e de Mediapart

LA CHANCE DE LA MIGRATION, NO BORDERS ! Treize Nouvelles — 13 “VOYAGER POUR SURVIVRE”

La migration est une chance pour l'Humanité, mais l'être humain est toujours à vouloir le pouvoir de “la Terre”

IsabelleGhn (avatar)

IsabelleGhn

Éditrice éclectique transfem

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Désolée, j'ai oublié hier de diffuser la treizième et dernière nouvelle de...

LA CHANCE
DE LA MIGRATION,
NO BORDERS !
Treize Nouvelles

Treizième nouvelle
VOYAGER POUR SURVIVRE

Il s’appelait Heng. Trente-deux ans, une silhouette encore souple, des épaules douces, un regard attentif, toujours légèrement en retrait. Il vivait à Fremantle, au sud de Perth, dans une maison étroite coincée entre un café et une librairie d’occasion. L’océan n’était jamais loin. Le vent salé entrait par les fenêtres ouvertes, même l’hiver. Ça lui plaisait.
Heng était journaliste. Il travaillait pour un média indépendant, s’occupait surtout de questions sociales, de mémoire, de terres confisquées, de décisions administratives prises loin des gens.
Ce jour-là, il était un peu pensif. Myriam l'avait quitté fâché hier soir. Il était allé voir le vieux George dans sa librairie.
— Salut Geo, tu as reçu le Crumb que je t'ai demandé ?
Le vieux lisait un vieux bouquin. Il se leva de sa chaise, il émit un gémissement, ses os craquants le faisaient souffrir tant.
— Non, mais demain je crois.
Heng referma la porte.
On lui reprochait parfois une froideur excessive. Il savait que ce n’était pas vrai. Il faisait simplement attention à ne pas trahir ce qu’on lui confiait. Mais là, il s'aperçut d'un oubli.
Il réouvrit la porte.
— Merci Geo ! À demain donc.
Le vieux, un peu surpris, lui avait souri.
Il était allé travailler au journal toute la journée.
Ce soir-là, comme tous les soirs, lorsqu’il rentrait, il enlevait ses chaussures à l’entrée, posait son sac près du mur, et restait souvent quelques minutes debout, immobile, avant de bouger à nouveau.
C'était un geste appris de son grand-père. Laisser le dehors se retirer.
Il n’aimait pas le mot chaman. Il l’utilisait rarement. Pourtant, dans sa famille, on disait qu’il avait reçu quelque chose très tôt. Une manière de percevoir les continuités. Une capacité à écouter sans chercher à répondre. Rien de spectaculaire. Pas de visions. Pas de transes publiques. Seulement une relation intime au temps.
Il s'était dit qu'il appellerait Myriam plus tard, pour lui demander pardon.
Ce soir-là, il avait terminé tard un article sur un projet immobilier bloquant l’accès à une plage utilisée depuis des générations. Les documents étaient solides. Les témoignages clairs. Il pensait avoir fait un bon article sur le sujet.
Il avait oublié Myriam en se préparant un dîner. Il mangea peu, éteignit les lumières, s’allongea. Les bruits de la ville continuaient. Un train lointain. Une voix dans la rue. Puis le silence reprit sa place.
Ensuite il s'était relevé, avait regardé un vieux John Ford, noir et blanc, et était allé se coucher. Le sommeil arriva doucement, sans difficulté.

Il était debout. Le sol sous ses pieds était ferme, sec. Une odeur de végétation chaude montait de la terre. Devant lui, des hommes et des femmes s’affairaient. Aucun ne semblait surpris de sa présence. Il comprit immédiatement où il se trouvait. Il n’y avait pas d’étrangeté. Seulement une évidence. Comme s'il “savait”.
La côte de Java, il y a très longtemps.
Le camp était installé à l’écart des arbres. Des embarcations reposaient sur le sable. Pas grandes. Suffisamment larges pour porter des gens, des paniers, des outils. Des fibres végétales séchaient au soleil. On les torsadait, on les testait, on les remplaçait sans discussion lorsqu’une faiblesse apparaissait.
Un homme plus âgé s’approcha. Il ne parla pas. Il posa la main sur une coque, appuya, observa. Le bois avait été choisi avec soin. Des essences connues. Des formes éprouvées. Rien n’était improvisé.
Heng sentit la tension collective. Pas de peur visible. Pas d’enthousiasme excessif. Une concentration dense. On préparait un départ sans retour, et chacun le savait. Les enfants restaient près des femmes. Les plus jeunes hommes portaient l’eau. Les anciens vérifiaient les charges.
Il comprit que cette décision ne venait pas d’un seul esprit. Elle avait mûri. Les territoires proches accueillaient déjà d’autres groupes. La chasse demandait plus de déplacements. Les saisons devenaient moins prévisibles. Rien de catastrophique. Rien d’insupportable. Mais une limite apparaissait.
“C'est donc pour cela que mes ancêtres ont voyagé... nourrir une population toujours plus nombreuse.”
Il resta stoïque un certain temps. Heureux et tranquille. Il comprenait soudainement tout.

Un espace existait de l’autre côté. On en parlait depuis longtemps. Des îles visibles. Des oiseaux. Des récits rapportés par ceux qui avaient poussé plus loin que les autres. Le monde n’était pas clos.
Au moment du départ, personne ne cria. Les embarcations furent mises à l’eau avec méthode. Les gens montèrent à bord, répartis avec soin. Les paniers furent attachés. Les pierres taillées, les lances, les foyers portables protégés sous des couches de fibres humides.
La mer était calme. Les premiers instants se déroulèrent près de la côte. Puis la terre s’éloigna. Lentement.
Le rythme de la traversée s’installa. Les gestes répétés. Les regards vers l’horizon. Le soleil montait, descendait. La peau brûlait. L’eau était rationnée. Les enfants dormaient par moments, bercés par le mouvement constant.
Lui, il était monté avec une famille qui l'avait accueilli comme on accueille un frère. Sans question, sans refus.
Heng ressentit la fatigue, le sel sur les lèvres, la tension dans les bras. Il n’était pas spectateur. Il était là, au milieu, il avait été intégré sans question. Il comprit que personne ne doutait du choix fait. Le doute aurait été un luxe inutile.
La nuit tomba. Le ciel se remplit d’étoiles connues. Elles guidaient. Les courants étaient anticipés. Chaque homme savait quand corriger la trajectoire. Les femmes veillaient sur les charges. La mer respirait lentement, balançant les embarcations.
Au matin, une ligne sombre apparut. Elle ne disparut pas. Elle s’élargit. Le vent changea légèrement. Une odeur nouvelle arriva, portée par l’air.

L’approche fut prudente. Les embarcations suivirent la côte, cherchant une plage ouverte. Lorsqu’elles touchèrent enfin le sable, personne ne sauta immédiatement. On observa. On écouta. Le sol semblait stable. Les arbres étaient différents. Les traces d’animaux, inconnues.
Puis les gens descendirent des pirogues.
Les pieds touchèrent la terre. Le sable était plus grossier. La chaleur différente. Le silence plus profond. Aucun signe d’autres humains.
Une femme posa à terre un foyer encore chaud. Une flamme reprit. Une autre planta une lance dans le sol, simplement pour marquer l’endroit. Les enfants regardaient autour d’eux sans parler.
Heng sentit une émotion dense, sans explosion. Une gravité calme. Ce n’était pas une victoire. Ce n’était pas une conquête. C’était une installation. Une décision tenue jusqu’au bout.
Ils avaient traversé pour vivre. Pour donner de l’espace au temps à venir.
Le camp fut monté avant la nuit. Les corps se reposèrent. Les anciens parlèrent peu. Ils savaient que d’autres décisions viendraient. Que la terre demanderait à être comprise.

Lorsque Heng se réveilla, le matin filtrait déjà par la fenêtre de Fremantle. Le bruit d’un camion passait dans la rue. Son corps était immobile, mais une certitude restait.
Il se leva, posa les pieds sur le sol, et attendit quelques secondes avant de bouger.
Le dehors pouvait revenir.
Il téléphona à Myriam.
— Bonjour, tu vas bien ? Je suis désolé pour l'autre soir, tu me pardonnes ?
— ...
— Bien sûr, on peut se voir ?


Notez que désormais, je partagerais la diffusion de mes textes 2 fois par semaine, les lundi et vendredi... donc lundi 29 décembre 2025, chants 1 à 3 de “Le fossé d’Hastings”, un roman épique dont l’histoire débute en 1066.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.