PAS DE DESTIN,
MAIS CE QUE NOUS FAISONS DE NOUS... OU PAS
V
- Jules Sibawayh –
17 février 2080.
Isla est rentrée au bungalow, elle se repose à l’étage, dans la luminosité douce du verre translucide, modifié par les capteurs luminiques adaptés.
Selamawit est en train de préparer un repas pour elles deux, lorsque Jules Sibawayh, le spécialiste d’exosapienologie, arrive en courant, manquant même de fracasser la verrière de devant.
— Sela ! Sela !
Surprise, Selamawit stoppe la cuisson du tataké d’okra.[1][2]
— Qu’y a-t-il Jules ?
Le grand échalas devant elle reprend sa respiration.
— C’est, c’est... c’est Jorge, il est mort !
— Comment ça, “mort” ?
— La sphère dans laquelle il était a été détournée. Ils ont réussi à manipuler le champ de déflexion gravitationnelle ; il y a eu implosion.
Selamawit manque de tomber par terre, la poêle en main. Son amitié profonde pour le vieux scientifique était si forte, mais reprenant conscience de son rôle dans le départ imminent de l’Aeon Trace, elle se ressaisit et s’assoit.
— On sait d’où vient cet attentat, Jules... en interne ou est-ce une personne qui a pu s’introduire dans le complexe ?
— Il semblerait qu’un des employés du sphérodrome ait été acheté par un agent chinois.
— On sait qui c’est ?
— Oui, Jong Zi Kuong, il venait d’être embauché... un antiscientiste qui a proféré des menaces à peine voilées. Mais il s’est suicidé avant qu’on puisse en savoir plus. L’équipe est sous le choc autant que toi, tu sais. Mais le conseil de représentation du collectif va se réunir prochainement.
— Quand je pense que depuis 2045, la fermeture d’un si grand nombre d’universités, en Russie, en Pologne après l’annexion, en Chine à la fin du règne de Xi Jinping et enfin aux USA par la seule décision présidentielle de Ron DeSantis... on a perdu tant de scientifiques qui sont allés dans le privé pour pouvoir survivre.
— Sela, on va pas refaire l’Histoire, oui, depuis plus de cinquante ans, on mange notre pain blanc, la science est remise en question par des branleureuses, mais même avec la perte de notre ami Jorge, on doit continuer sur les traces des Einstein, Sagan, Hawking...
Selamawit a l’air effondrée.
— Heureusement, j’ai pu passer entre les gouttes. Tu te souviens de Maxwell Zuckerberg ? Le nerveux neveu de l’autre idiot ?
— Pour sûr, Sela. Tu sais, je l’ai eu comme élève à Princeton, en 2051, quand la folle, la présidente US Sarah Huckabee Sanders a décrété que les livres dans une autre langue que l’anglais étaient interdits.
Du coup, le grand Berbère se met en tailleur sur le sol tiède du bungalow, comme épuisé, renonçant presque à ce qu’il venait de dire lui-même du combat à mener.
*
18 février 2080.
Bureau du porte-parolat.
Les rideaux sont tirés, malgré un ciel maussade. Il règne dans la pièce un air de réunion de crise aigu.
— Bien, Selamawit Bekele, dit la porte-parole de l’Hayl, Tehani Raukurā, sur un ton protocolaire, vous êtes consignées dans l’enceinte de ce bâtiment.
— Mais... Isla ?
— Elle sera gardée aussi, mais dans votre bungalow.
— Mais... mais... ça n’est pas possible, madame !
Selamawit s’effondre sur le sol, abattue, la tête dans ses mains.
Jules Sibawayh, lui, résigné comme à son habitude pour faire face, ou en tout cas faire comme si, met une main amicale sur l’épaule de sa consœur.
Madame Raukurā reprend la parole.
— Je sais que cette décision vous fait mal à toutes les deux, mais je suis obligée de garder la tête froide, car nos informations nous portent à croire que la Chine de Zhao Yueming, la Russie d’Alexeï II, les États-Unis d’Abigail Walton, sans compter certains États de l’ex-Union européenne, comme l’Italie d’Isabella della Forza, l’Espagne sous le commandement du nouveau roi Juan Martinez III, entre autres, souhaitent nous arrêter et prendre le contrôle de l’Hayl ainsi que de Sana, bien sûr.
— On en est là ? demande Jules presque incrédule.
— Oui Jules, vous aussi bien entendu, êtes consigné ici jusqu’à jeudi prochain.
*
19 février 2080, dans la soirée.
— Est-ce que le RamLight est enfin opérationnel, thưa anh[4]... Dương Khánh Lâm ? s’adresse respectueusement Selamawit au collaborateur du défunt professeur Jorge Nöhr.
Le Directeur de Recherche Propulsion VL & Techno-Space est mi-figue mi-raisin, sans doute son passé dans son pays d’origine, le Viêt-Nam, où l’on considère qu’il ne faut guère trop vite s’avancer à donner une réponse positive.
— Moui... heureusement que j’ai pu voir Jorge juste avant son départ pour... bref, je crois que tout est presque en place, le temps nous a manqué au groupe TechnoPropul, mais on y est arrivé. Il ne reste plus que la mise en place de vos denrées, qui seront du ressort de Sana.
— Oui, n’oubliez surtout pas mon teff[5] dans la techbio-ferme !
Le scientifique sourit.
— Mais oui, Sela, vous savez que votre confort est pour moi aussi important que la bonne marche de cette satanée propulsion. On part quand même sur un principe théorique, issu des années 60 du XXe siècle, même si ce cher Abraham a fait évoluer la théorie impossible vers... un... possible.
C’est alors qu’Isla, accompagnée par trois gardes du corps, arrive dans le gigantesque hangar où repose silencieusement l’Aeon Trace, le vaisseau tant convoité par les puissances étatiques.
Elle court vers Selamawit, sa compagne qu’elle n’avait pas vue depuis deux jours.
— Sela... Sela, j’ai reçu un message de Sana.
— Mais c’est impossible, Isla, c’est impossible !
Isla se jette dans les bras de Selamawit, à la fois joyeuse et inquiète.
— Je t’assure. Par mon palais mental !
Selamawit, d’abord incrédule, tellement l’idée qu’un palais mental connecté, servant uniquement aux connexions avec le propre ordinateur de la personne, et sans aucun lien avec l’espace extérieur numérique, puisse se “connecter” avec une autre personne...
— Je sais que tu n’es pas folle, Isla, mais le palais mental de Sana est... spécial ; il n’appartient qu’à elle... Elle devient de plus en plus indépendante, mais que va-t-elle en faire. C’est pour cela que j’ai besoin de discuter très sérieusement avec elle.
Selamawit semble réfléchir.
— ...et il vaudrait mieux, parce qu’avec tout ce qu’elle a dans le sien est d’ordre... presque divin, tellement c’est énorme.
*
20 février 2080.
Selamawit s’est installée, pour la première fois, devant le timon[6] flambant neuf, mis en place il y a à peine quelques jours.
— Sana ?
La scientifique attend quelques longues minutes ; tapotant le plateau du timon, légèrement nerveuse. Un long silence répond à l’appel de Selamawit.
[1] Ici avec du Thon rouge élevé, mais comme en surface, sans aucune restriction de zone, en liberté, selon la charte de l’Hayl sur les Coexistants (non-humains) : la Tairu-nagashi (l’offrande des poissons libres).
[2] Recettes adaptées pour 2025 disponible sur demande auprès de l'éditrice (donc sans thon rouge).
[3] Le RamLight est une propulsion hybride, conçue pour atteindre la vitesse de la lumière, fruit d’une longue lignée de recherches, depuis Robert W. Bussard (“Galactic matter and interstellar Ramjet propulsion”, Astronautics & Aeronautics, vol. 4, n°10, octobre 1960) jusqu’à Robert L. Forward (“Advanced propulsion systems needed for interstellar travel”, Journal of Spacecraft and Rockets, vol. 21, n°2, 1984), et culminant avec les travaux du “Groupe Lumière” d’Abraham Rahim en 2065. 1 Fusion embarquée : un réacteur à fusion compacte fournit la poussée principale. 2 Collecte assistée : des nano-collecteurs captent l’hydrogène spatial en vol, augmentant le rendement. 3 Trajectoire optimisée : des sondes avancées densifient localement le milieu interstellaire pour faciliter la capture.
Résultat : une technologie enfin capable d’emmener des humains vers d’autres étoiles, en conjuguant héritage théorique et percées du XXIe siècle.
[4] Façon formelle de dire “Monsieur” tout en restant amical et respectueux en vietnamien.
[5] Une céréale incontournable en Éthiopie, notamment sous forme de injera, le pain traditionnel.
[6] Centre de “pilotage” et de gestion du vol spatial, prévu “au cas où” pour Selamawit.
(épisode 6 de cette première partie le jeudi 29 mai 2025)