LA TROISIÈME ESPÈCE
Chapitre 5
NÄSBY
La Jaguar Mk 2 rouge bordeaux d’Einar Hallqvist roule en direction du manoir de Näsby, au sud-est de Täby.
Les deux personnes à l’arrière sont en grande discussion, c’est Théo Dewez qui pressure Einar Hallqvist de questions. Devant, Samy Darge, silencieux, écoute poliment la conversation, tandis que Kjell, en tenue appropriée de chauffeur de maître, est concentré sur la route enneigée de la campagne suédoise.
— Donc, vous avez connu le professeur Friedrich Meier durant la guerre ?
— Oui, oui, étant membre du parti communiste et ne voulant pas subir le même sort qu’Hans Beimler[1], il s’était enfui en 1933, juste avant que la Gestapo ne vienne l’arrêter. Son frère, d’ailleurs, n’a pas eu la même chance, il est mort à Dachau en juillet 33.
Théo, qui n’en a que faire des apartés familiaux, recentre sa question.
— Mais alors, que faisait-il en Suède ?
Einar, tout heureux de raconter sa jeunesse durant la Seconde Guerre mondiale, rit de bon cœur.
— Nous n’étions alors pas en Suède, mon ami, mais à Londres, depuis le début du Blitz. Je continuais mes études, et c’est en suivant les cours, notamment du professeur Hector Munro Chadwick, que...
Théo l’interrompt soudainement.
— Oui, Chadwick, son livre The Study of Anglo-Saxon est une approche interdisciplinaire fabuleuse entre langue, littérature et histoire, je m’en souviens.
Einar est sincèrement impressionné par la culture de cet homme qu’il trouvait, ce matin, si chafoin.
— Oui, Hector Chadwick était à Cambridge, professeur d’anglo-saxon et de philologie germanique... c’est là, sur les bancs, que j’ai fait la connaissance de Friedrich Meier. Bien que plus vieux que moi, il suivait assidûment les cours de ce grand professeur.
— Extraordinaire !
Théo se penche en avant, met une main amicale sur l’épaule de Samy.
— Tu te rends compte, Samy ?
— Oui Théo... cette rencontre est tout à fait passionnante, dit Samy, assez surpris du changement de caractère de son ami.
— Il faudra que tu lises cette œuvre, Samy, il le faudra !
Ce dernier sourit, en regardant le chauffeur d’un œil toujours suspicieux.
Tous les quatre sont sur la pelouse d’un grand manoir de style dix-neuvième, trois étages, un peu rococo vu de l’extérieur. Il a neigé depuis hier, mais Einar ne s’en soucie pas, ni son serviteur qui s’avance vers lui.
— Voulez-vous que j’aille m’occuper moi-même de l’aéroplane, monsieur ?
Théo a beaucoup de mal à se faire au ton cérémonieux de ce grand gaillard qui ne lui plaît guère.
— Non Kjell, vous rentrerez au manoir ; il y a tant de choses à faire. Je vous tiendrai au courant, mais je sais pouvoir vous faire confiance.
— Bien monsieur, comme monsieur le désire.
La tête toujours droite du géant froid n’émet aucune émotion. Il ferme les yeux un moment en se baissant et claque la portière en se mettant au volant de la Jaguar.
Théo et Samy regardent le maigre Einar aller d’un bon pas dans la neige de ce milieu de journée, vers un hangar.
— Qu’est-ce qu’on fout là, au fait, Samy ?
— À la vue de la piste, ici, il me semble qu’on va prendre l’avion, Théo.
— L’avion ? Einar est si riche qu’il a un avion... ? Une piste d’atterrissage... Où sommes-nous, et qui va piloter ?
De loin, leur désormais coéquipier a tout entendu.
— Oui, je suis assez riche pour avoir mon propre petit avion. Nous sommes au manoir de Näsby, sur la propriété d’un de mes oncles, le capitaine Håkan Sjödin, un des frères de ma mère. Il est absent... trop froid pour lui ici, il est aux Bahamas. Et pour votre dernière question... mais moi, messieurs... c’est moi qui vais piloter !
Le Beechcraft Bonanza V35 a bien pris son envol au-dessus de la campagne. Einar pilote avec décontraction dans un ciel gris bleu, mais sans neige.
— Alors, ça va derrière ?
Théo est presque bleu-vert, il tremble de tous ses membres en se refusant à regarder dehors.
Samy, lui, semble parfaitement à l’aise ; mais il est inquiet pour son vieil ami, plus habitué aux trams de Bruxelles qu’aux aéroplanes. Il se penche en avant, en criant à cause du bruit.
— On en a pour combien de temps de vol, monsieur Hallqvist ? demande Samy, poliment.
— D’ici cinq heures, mais appelez-moi Einar, mon cher Samy.
Théo balbutie en tremblotant des lèvres, les yeux rivés sur... un ailleurs plus sûr.
— C... ci... cinq... cinq... he... heures.
Prudemment, la tête un peu sur le côté, Einar tente une approche psychologique.
— Allons, tout va bien, j’ai tout réservé... nous dormirons ce soir à Bonn avant de prendre le train pour Berlin, puis Leipzig.
Toujours dans un état second, Théo répète mécaniquement des mots qu’il vient d’entendre.
— B... Bo... Bonn... Ber... Berlin... Leip... zig.
Apparemment, la psychologie n’ayant pas eu d’effet, cette fois, il tente une autre approche historique, toujours en criant.
— Dites, Théo, ne vous inquiétez pas, j’ai appris à voler en 1943-1944, et on m’a trouvé si bon pilote que j’ai intégré le Glider Pilot Regiment avant de piloter un planeur Airspeed Horsa aux premières heures du Débarquement.
Théo comprend que leur ami essaye de le réconforter, alors il se force un peu à sourire.
— Ah ! Oui... oui... le 6 juin... pom pom pom — pom...
Ses deux associés rient, et cela rassure Théo, qui n’arrive pas à rire.
Samy, très détendu, se penche un peu, il soulève discrètement le casque d’Einar.
— C’est excellent ça... mon ami... l’Histoire lui fera oublier Icare.
[1] Lire le premier témoignage sur les camps de concentration nazis, paru en 1933, écrit par Hans Beimler, membre du parti communiste allemand, évadé de Dachau en mai 1933. (Dachau 1933, “l’enfer” nazi, éd. Denis Éditions, Épinac, mars 2023)
(chapitre 6, mardi 30 septembre 2025 “Bonn”)