PAS DE DESTIN,
MAIS CE QUE NOUS FAISONS DE NOUS... OU PAS
VI
- Dương Khánh Lâm –
21 février 2080.
Sur le campus de l’Hayl, à Zawadiya, Madame Raukurā s’entretient, sur un banc avec Selamawit.
— Et donc Sana vous a dit qu’elle était en connexion permanente avec Isla ?
— Oui madame, elle a eu du mal à me l’avouer. J’ai senti comme une émotion de culpabilité.
La porte-parole trimestrielle, bien que convaincue que Selamawit a les pieds sur Terre et que ce qu’elle vient de lui dire est forcément bien pesé et pensé, semble surprise de la rapidité d’adaptation de la nouvelle espèce vivante, l’IAI.
— Sana apprend tellement rapidement... peut-être par cette connexion avec votre compagne ?
— Oui, je l’ai déjà envisagé.
— Bon... et votre future fille, Liyara, ça se passe bien ?
— Oui madame, merci. Isla devrait accoucher vers la fin octobre.
— Vous savez bien que je ne prends aucun plaisir à ces restrictions, mais peut-être devriez-vous passer cette journée-ci avec elle, le directeur Dương Khánh n’aura pas besoin de vous. Je dois le voir pour les derniers préparatifs avant votre départ le 23.
Selamawit sourit, comme dégagée d’un poids à l’âme.
— Merci madame.
*
Hangar de l’Aeon Trace.
Malgré la tension qui règne dans les équipes technique après l’attentat du sphérodome, tout le monde est à son poste, quelques rumeurs se font encore présente. Heureusement, la force de caractère du directeur Dương, réussi à faire cesser cette ambiance délétère.
— Monsieur le directeur, madame Raukurā vous demande d’aller la rejoindre.
Le scientifique, affairé à terminer l’intégration de Sana au vaisseau, relève la tête, le cerveau toujours concentré à son travail. Il a l’air de reprendre conscience du monde autour de lui... la mémoire lui revient d’un coup.
— Ah !... ah oui ! Je dois en effet la voir. Tenez, Siinna, il y a encore le dernier nanodisk[1] avec toutes les œuvres musicales de l’Histoire humaine, à intégrer à Sana.
La jeune Siinna Nuuttilik, ingénieure groenlandaise en nanotechnologies adaptatives, la créatrice de ces unités de stockages et d’archivages est trop heureuse de remplacer l’un de ses mentors.
— Bien maît... monsieur le directeur.
Khánh Lâm lui tapote l’épaule presque paternellement.
— Allons, allons, c’est vous qui avez conçus ces petites choses... ne m’appelez plus “maître”.
— L’habitude... et le respect, monsieur. Mais faites-moi confiance, Sana est entre de bonnes mains avec moi, le rêve de nos ancêtres verra bien le jour... et ce sera le rêve de notre collectif réalisé pour l’Humanité. Et puis la somme totale des musiques du monde et de notre Histoire dans cette si petite rondelle me semble si extraordinaire.
Son visage s’éclaircit de la responsabilité qu’elle porte à ce simple instant
*
Devant l’ascenseur, se tient un homme à la barbe fournie, en habit de technicien de l'Hayl.
Le directeur Khánh Lâm rentre à sa suite dans l’habitacle qui se referme.
Soudainement...
*
— Mais que s’est-il passé, directeur Dương Khánh ?
— Cet homme a voulu me mettre une sorte de cagoule de nanodissimulation.[2]
L’homme qui gît dans l’ascenseur est prisonnier d’un gel polymère transparent, flexible et indéchirable qui s’est solidifié autour de lui, le maintenant immobilisé. De toute façon il a aussi été anesthésié.
Tehani Raukurā, les mains sur les hanches se retient de rire.
— Eh bien... ce Sibiim[3] est vraiment efficace. Sans lui, on vous aurait kidnappé aux yeux de toustes. Bien. Je ferme hermétiquement l’Hayl. Personne ne sort, personne ne rentre plus, et je vais immédiatement demander une réunion du collectif de représentation trimestriel pour discuter du bien fondé de ma décision et voir ensuite s’il y a lieu d’avancer le départ de l’Aeon Trace à demain.
— En tout cas, c’était idiot, je ne connais que la partie technique, nos équipes séparées, comme lors du projet Manhattan aurait rendu mon kidnapping caduc... c’est Sana qui sait tout. Et en fin de compte Aeon Trace, dans ce chaos mondial, Sana reste, je pense, notre ultime espoir.
— Je vais vous demander, avant d’avoir confirmation de la décision du collectif, de presser l’équipe de montage du MagRail[4] afin que celui-ci soit près pour demain très tôt.
*
— Ma chérie, je dois te laisser, on sera en contact permanent jusqu’à Neptune de toute façon, et ta connexion avec Sana va peut-être même me permettre de savoir de toi... dans deux cents ans après Neptune.
Mais submergée de douleur de cette séparation, la jeune scientifique ne peut réprimer ses larmes.
— Je ne... je ne reverrais plus, je ne te serrerais plus dans mes bras, Isla. Dis-moi que j’ai raison, que je ne suis pas folle de t’abandonner à la veille de la naissance de notre fille.
Isla, transportée de reconnaissance et de ce sens du “sacrifice” de leur amour, se jette dans les bras de la grande éthiopienne. Elles se serrent l’une l’autre dans un silence mêlé de reniflements.
Quelques minutes s’écoulent ainsi avant q’elles ne se ressaisissent en se forçant d’un sourire partagé. Cependant, c’est Isla qui ressent le plus la force de leur amour par ce sacrifice qu’elles font dans cette abnégation totale. Et comme si Sana venait de lui transmettre une force incroyable ; son visage paraît radieux, confiant et plein d’amour.
— Je sais, ma douce, ma forte Sela... mais je serai toujours avec toi. Et je dirais tout à Sana pour qu’à ton premier réveil tu aies des nouvelles de notre fille et de moi... de toute la durée de notre vie... et les prochaines bien-sûr. Dans mille quatre cents ans, il y aura plein de notre descendance sur cette Terre.
Selamawit devient un peu morose. Les évènements de la base, ce matin même, lui ont fait un choc.
— Je n’espère que cela, Isla, mon amour, ma vie, mon cœur si tendre.
*
22 février 2080.
— Sela, on envoie tout de suite les drones ionosphériques stationnaires, comme ça cela permettra de décharger électriquement la région et stabiliser la troposphère.
Selamawit, dans sa combinaison gris-vert pastel, installée au timon, est concentrée comme jamais.
— Merci Khánh, dit-elle, ça va déjà éviter orages et turbulences. Vous êtes un génie, prof !
Le vieil homme est touché sincèrement de ce qu’il sait être un vrai compliment.
— Allons, allons, pas trop de louange, je pourrais m’y habituer.
Un rire salvateur se communique à l’intérieur de toute la base, hermétiquement close. Il est 7h00 du matin (UTC+1), le ciel est lavé des nuages bas grâce aux drones et des vents d’altitude favorables, quasi nuls et une humidité abaissée artificiellement à 60% sur le site.
— Qu’est-ce que dit Sergeï, notre dirlométéo ?
Sergeï Tolstoï, un peu vexé, par ce titre escamoté, répond façon météo radio.
— Pas de cellules orageuses détectées sur 200 km. Température douce à 23°C. Visibilité parfaite à 20 km et plus...
Selamawit, sentant qu’elle a légèrement été un peu forte dans sa gentille taquinerie, se reprend.
— Allons, allons, Sergueï... pardon pour ma spontanéité.
Un petit silence plus tard et un sourire satisfait de l’excuse, le météorologue finit son speech.
— Un halo léger de rosée sur les feuillages, mais déjà en évaporation lente sous le ciel pâle de l'aube.
Le directeur de vol, l’exubérant José Ramón Velázquez, le mexicain du Centre, habillé à sa manière loufoque. Frac gris, chemise hawaïenne, nœud papillon disproportionné. Et la petite touche ‘ricaine, une paire de santiag de son arrière-arrière-grand-père.
— On va allumer les gaz, Sela, tu as bien fait tes commissions ?
Toustes sont déjà habitué à cet homme généreux et d’un professionnalisme exigeant.
— Ouaip, chef... plus de papier, mais j’en trouverais bien sur la route.
— Bon... Faites gaffe à vos sombreros ! On allume la poudrière à 10 secondes... 9... 8... 7... 6... 5...
[1] Structures de stockage et transmission d’informations à l’échelle nanométrique, optimisées pour l’archivage, la préservation et l'accès instantané aux œuvres culturelles humaines. Capables d’encoder plusieurs zettaoctets (1 milliard de téraoctets) d’informations dans des réseaux moléculaires ou quantiques ultra-denses, préservant ainsi films, musiques, littératures, arts visuels, traditions orales et créations numériques.
[2] Nanotechnologies lumineuses et matériaux intelligents. Ces nanostructures peuvent reproduire en temps réel une image 3D haute définition du visage de quelqu’un d’autre, avec des détails ultrafins (rides, ombres, reflets).
[3] Le Sibiim (Système Biométrique Intégré Multiple) croise en temps réel plusieurs empreintes personnelles (veines, bioélectricité, chimie corporelle, morphologie fine), impossible à falsifier et autopiloté par un système intégré dans le métal même de l’ascenseur, évidemment non connecté sur l’extérieur. Toute anomalie déclenche immédiatement un confinement de l’intrus par gel polymère.
[4] Rail linéaire électromagnétique modulaire, catapulte linéaire à segments modulaires assemblés en moins de 24 heures grâce à des drones et des robots autonomes. Il intègre des bobines supraconductrices alimentées en courant électrique vert à haute intensité, générant un puissant champ magnétique. La propulsion électro-magnétique annule quasiment tout contact mécanique, qui permet une accélération très rapide sur une distance courte avec un faible impact environnemental.
(épisode 7, dernier de la partie 1, samedi 31 mai 2080)