LA TROISIÈME ESPÈCE
Chapitre 6
BONN
Ce 29 janvier 1961, à Bonn, le temps hésite un peu entre bleu et gris. La ville paraît être une capitale de province, sans ostentation architecturale, c'est une ville tranquille, à proximité de Cologne dans la région du Rhin avec son importance économique, et cerise sur le striezel, le chancelier Konrad Adenauer était maire de Cologne avant et après guerre et habitait Rhöndorf tout près de Bonn, ce qui n'a pas été un handicap pour le choix de la capitale en 1949.
L’atterrissage s’était bien passé, Théo s’était même endormi, bien avant, sous le poids de ses craintes. Le vent souffle son froid dans les rues de la capitale ouest-allemande ce matin-là. Une voiture les attendait à Flughafen Köln/Bonn. Ils ont dû porter leur ami dans sa chambre, aidés par un chasseur de l’Hôtel Königshof très serviable.
— Bonne nuit, cher ami, avait lancé Einar avant de laisser Samy prendre possession de sa propre chambre.
Le lendemain matin, Théo s’est réveillé en se demandant comment il pouvait être en pyjama dans ce grand lit. Il ne se souvenait que du froid dans la carlingue du monomoteur... et sa peur irraisonnée.
Avec ses mains, il tâte avec plaisir les draps neufs et la couverture si douce de ce lit étranger.
“Y a pas à dire... je ne suis pas chez moi”, pense-t-il en se moquant de lui-même.
Il se retourne, voulant profiter encore des coussins moelleux. Comme un enfant, il joue dans le lit, tout heureux de l'aventure qui commence. C’est là qu’il aperçoit le téléphone posé sur cette table de chevet rustique qui reflète déjà les premiers rayons du soleil.
“Eh bé... ce n’est pas un hôtel borgne en tout cas”, pense-t-il encore.
Il décroche le téléphone. Soudainement une voix féminine lui parle. Il reconnaît l'accent immédiatement, ayant eu à subir à Bruxelles durant quatre ans, les locuteurs.
— Rezeptshon, Hotel Königshof ; goot mörning.
— Am I in Germany ?
— Wie bitte ?
— Excuse me, I don’t understand... but english is perfect.
— Vehree vell, zeer, vat vould yoo like ?
Comprenant alors qu’il est bien en Allemagne... le plus simplement du monde, il répond mais toujours en anglais.
— Maybe an english breakfast, if it’s possible ?
— Off kors, zeer, in fife meenuts.
— Thank you very much, miss.
Deux heures plus tard, Théo sort de l’ascenseur accompagné d’un jeune groom en uniforme bleu marine, portant une grosse valise.
Il découvre encore plus que la chambre, la richesse de ce lieu, hors de ses habitudes. Le hall de l'hôtel, au plafond à la hauteur démesurée, les plantes vertes autour de chaque colonne carrée et les grooms allant et venant avec une célérité naïve pour servir les clientes et clients qui vont et viennent.
— Ces lustres, grotesque ! assène-t-il en soliloquant
Quelques tableaux de décoration, attirent aussi son attention. Notamment un paysage de Berlin. Il écarte le palmier qui cache la signature.
— 1525... Albrecht von Götberg... un illustre inconnu... et une croûte, une !
Samy, qui l’avait vu arriver, s’était rapproché, les mains dans les poches. Un air heureux sur le visage.
— Je te retrouve, mon ami.
Montrant les détails “pittoresques” du tableau avec le doigt presque posé dessus, Théo a son air narquois.
— Non mais c’est vrai... c’est pas un Rembrandt... à peine au niveau de ces ripolineurs de cubistes !
— Eh ben, vous y allez fort, Théo mon ami, tranche Einar, rigolard, en les rejoignant.
— Je sais, j’ai des goûts bien arrêtés, mais au moins... j’ai du goût.
Amicalement et par habitude, Samy lui tapote l’épaule.
— Je sais, je sais... vous êtes le pire des critiques, mais le meilleur des amis.
Mais apercevant le groom, qui attendait très poliment à côté d’eux, Einar se penche vers lui en souriant.
— Was machst du hier mein junger freund ?[1]
Le groom montre la valise puis Théo du doigt.
— Ah, j’ai compris ! dit-il en se relevant, toujours rigolard, décidément Théo, je vous apprécie de plus en plus pour votre sincérité désarmante.
Il se rebaisse vers le jeune employé, qui à son air perdu, ne sait quoi comprendre ni quoi faire.
— Junger Herr, Sie können den Koffer zurück in das Zimmer von Herrn... bringen, wir bleiben noch ein wenig.[2]
Voyant l’enfant repartir avec la valise, Théo passe du visage de Samy à celui d’Einar, l’air ahuri.
— Mais... mais ? Nous ne partons pas tout de suite pour Leipzig ?
Éclatant de rire, Einar lui fait une tape sur l’épaule, très amicalement.
— Vous êtes désarmant... et les dieux savent qu’en ce moment nous en aurions besoin... de désarmer. Non, mon cher, je dois d’abord préparer absolument notre... “passage” à l’Est quand nous serons dans “l'autre” capitale. Je dois rencontrer un vieux camarade de guerre, que j’ai connu là-bas, à Berlin, en 1945.
— Un communiste ?
Prenant cette fois un air très sérieux, il remonte un peu le menton, comme si cela l’avait blessé d’entendre ce mot prononcé comme ça, à haute voix, croyant à un reproche.
— Mon cher, à votre âge, vous devriez savoir qu’il y a des gens bien et d’autres moins, de partout dans le monde.
Samy, toujours bienveillant, essaye d’expliquer.
— Einar, je suis certain que Théo n’a pas voulu être désobligeant, d’autant plus qu’il sait fort bien que moi-même, j’ai épousé les thèses de Marx et de Lénine.
Théo, qui n’avait pas envie de se fâcher avec Einar, qu’il connaissait peu, mais dont il appréciait les histoires, même s’il était bien plus jeune que lui, semblait désolé... à rebours de ses habitudes.
Quelques instants plus tard, Einar, décidément entiché de Théo, et même de son mauvais caractère, se reprend d’avoir pu penser que Théo disait cela par méchanceté, à la manière de ce sénateur américain il y a quelques années.[3]
Quelques tapes amicales plus tard, les voici attablés dans le salon de l’hôtel, non loin du bar.
Samy est toujours en train de découvrir le monde, le nez en l’air, ébahi par les boiseries murales élégantes, les hauts tabourets de bar en bois massif lustrés, scintillant sous les lumières tamisées. Le sol recouvert d'une moquette douce et épaisse qui absorbe le bruit des pas des clientes et clients ainsi que des serveurs affairés à aller et venir. Il apprécie de toucher de la paume le doux tissu des acoudoirs des chaises où ils se sont assis.
Théo caresse lentement les bras de son fauteuil, indifférent, lui. Il se tait.
Einar se penche vers ses deux amis, tel quelqu’un qui veut rester discret.
— Bon, voilà ce que je vais faire, j’ai déjà téléphoné à mon vieux camarade, Ernst von Karg, nous avons rendez-vous dans une semaine à Berlin Est, je lui ai déjà demandé de bien vouloir faire en sorte que Samy n’ait pas de difficultés...
— Mais pourquoi ?
Théo paraît être sincèrement ignorant de la situation internationale.
— Parce qu’il est d’origine tibétaine !
Toujours dans l’incompréhension, Théo commence à rougir de colère.
— Quel rapport ?
Einar, de plus en plus étonné de la déconnexion de Théo du monde moderne, prend quelques instants pour lui expliquer l’invasion du Tibet par les chinois en 1950 et les relations diplomatiques qui se sont envenimées entre la Chine de Mao Tsé-toung et la Russie de Nikita Khrouchtchev... ainsi que d’autres divers évènements à même de faire comprendre à Théo qu’il devra se tenir à carreau en RDA et que c’est aussi pour cela qu’il faut attendre de savoir quand les lettres de recommandations seront prêtes, avant d’aller se jeter dans la gueule... de l’ours.
Ayant appris en peu de temps l’état du monde et de son Histoire... il les regarde, souriant.
— Je préfère mes livres.
[1] Que fais-tu ici mon jeune ami ?
[2] Jeune homme, vous pouvez aller remettre cette valise dans la chambre de monsieur... nous restons encore.
[3] Joseph McCarthy, responsable de la “chasse aux sorcières" en tant que Président du Comité sur les opérations gouvernementales du Sénat des États-Unis du 3 janvier 1953 au 3 janvier 1955.
(chapitre 7, jeudi 2 octobre 2025 “Berlin-Ouest”)