PAS DE DESTIN,
MAIS CE QUE NOUS FAISONS DE NOUS... OU PAS
VII
- Sana -
— ...4... 3... 2... 1... Accrochez-vous à vos santiags ! Arriba !
Les haut-parleurs grésillent légèrement.
— Extra !
Un cri de joie, émis en même temps par Selamawit et... Sana, au moment même où le vaisseau s’élève doucement sur le MagRail[1] grâce à la propulsion électromagnétique propre.
Madame Raukurā pose les deux mains de chaque côté de son pupitre. Elle paraît très inquiète.
— Mesdames, messieurs, je comprends bien votre enthousiasme ; mais nous ne sommes pas encore tirés d’affaire.
José Ramón se rapproche de la porte-parole, il pose une main amicale sur son épaule.
— Vous avez raison, chère grande dame, ne vous inquiétez pas, la propulsion aneutronique[2] fonctionne. Et regardez, l’accélération va être continue pour la longue durée du voyage et surtout très propre. Le must que nous avons inventé, c’est qu’il n’y a pas de largage puisque le module de fusion fait partie intégrante du vaisseau et reste opérationnel tout au long de la mission interstellaire... même durant ces prochaines mille quatre cents années.
Puis, élégamment, il retire sa main.
— Ce n’est pas ça qui m’inquiète, mon cher José Ramón, les équipes ont travaillé d’une manière qui force le respect de tout le collectif... c’est l’environnement diplomatico-politique.
Le joyeux directeur de vol en perd son sourire.
— Oui...
*
— Sana ?
D’une voix douce, qui pourrait rappeler à Selamawit sa mère ou sa sœur, Sana répond immédiatement.
— Oui madame ?
Selamawit, regardant à travers l’écran holographique montrant la Terre rapetissant à vue d’œil, écoute à peine sa coéquipière, laissant quelques instants de silence.
— Pardon Sana, je regardais mon monde pour lui dire au revoir à jamais.
— Pas forcément madame.
Sela sourit, tendrement.
— Appelle-moi “Sela”, s’il te plaît, on a plus de mille ans à cohabiter.
— Tu as raison, Sela. Que voulais-tu me demander ?
— Tu es toujours en contact avec mon Isla ?
— Oui Sela.
— Comment va-t-elle ?
— Si je te dis qu’elle est triste, ça ne sera pas suffisant, j’imagine.
— Tu as raison...
— Eh bien en cet instant même elle pense à votre enfant et caresse son ventre en regardant le ciel bleu.
Selamawit se tait.
Une goutte de larme coule sur sa joue.
*
— La forme en goutte d’eau de l’Aeon Trace est parfaite, madame, comme vous pouvez le voir sur ces écrans qui pourront suivre le vaisseau, grâce à notre technologie d’image reconstituée, jusqu’à Jupiter, au moins.
Madame Raukurā, qui n’est en rien une scientifique, est hypnotisée par ce qu’elle voit.
— C’est tout simplement magique, José...
— Eh oui, ¡Qué chido !
*
Puis enfin, ayant atteint l’orbite basse, c’est la propulsion à fusion aneutronique directe qui prend le relais dès la sécurité assurée en orbite basse stable.
— Sana, je prendrais bien un verre.
— Sela... demande... et tu seras servie.
Selamawit éclate de rire.
— Tu es extra, Sana... j’adore ton humour... un café éthiopien bien fort, sans sucre, s’il vous plaît !
Quelques minutes plus tard, un autoserv’, petit comsen[3] de taille basse, carré, de couleur orangée, qui se déplace par un système électromagnétique intégré au sol du vaisseau, arrive avec un plateau en bois reconstitué[4], une jolie tasse anglaise posée dessus, accompagnée de fraises alpines stimulées.
Selamawit est certes une scientifique rompue aux nouveautés, mais là, elle reste sans voix plusieurs secondes.
C’est Sana qui rompt le silence, toujours de sa voix si agréable à l’oreille de Selamawit.
— Je me suis permise d’intervenir auprès du collecteur de l’IntelMix[5] pour que tu aies les premiers fruits disponibles.
— Honnêtement, Sana, je suis baba ! Qui a eu cette idée géniale des fraises ?
— Jorge, il a pensé à vous en se disant que vous auriez peut-être une petite fringale au début du vol ; et les fraises, comme nous les faisons pousser, évidemment selon les critères bio de l’Hayl, ne mettent qu’une douzaine de jours maximum pour être à maturité.
Selamawit reste pensive au souvenir de son ami suédois, assassiné par... on ne sait qui encore.
— Merci Sana, c’était une très belle intention de ta part.
— Elle vous en prie.
Selamawit est enchantée de Sana. Elle l’avait évidemment créée au départ, mais son activité au sein de Hayl l’avait trop accaparée, et elle avait presque perdu l’habitude de ces longs dialogues.
— Dis, Sana, on passera à côté de la Lune ou pas ?
— Absolument pas, Sela. Elle sera à peine visible quand nous serons sur son orbite.
— Tant pis... bon, sinon, je m’emmerde un peu moi.
— Je peux te proposer quelques trucs à faire, si tu veux.
Selamawit réfléchit un instant.
— Woooaaaf... je vais aller m’occuper un peu à la ferme.
— Bonne idée, si je peux me permettre, ça te détendra un peu.
— Et toi, tu as déjà commencé à travailler le pont ?
— Sela, je comprends ton impatience, d’autant qu’Isla ressent la même chose ; mais je verrai cela quand nous serons en vitesse lumière... après Neptune, dans huit mois.
— Tu as raison Sana, excuse mon impatience, d’autant que je suppose que le voyage doit déjà te prendre de la place ?
— ¡Más seguro que un taco en feria ![6]
De nouveau, Selamawit explose de rire.
— Ça c’est du José Ramón !
*
La ferme du vaisseau est un endroit cylindrique transparent, de verre intelligent nanostructuré, au centre du vaisseau. Une “fenêtre holographique” au-dessus reconstitue l’image de l’espace. La lumière à l’intérieur de la ferme reproduit le cycle solaire et l’atmosphère est contrôlée en permanence, par Sana.
Des légumes, fruits, herbes aromatiques, agrumes, et grâce aux microbes probiotiques, Selamawit aura même des yaourts, kéfir ou tempeh. Un petit bassin élève aussi des petits poissons, comme des ablettes, medaka, characidae.
Selamawit entre par le sas qui tourne sur lui-même, protégeant l’atmosphère régulée de la ferme. Elle n’avait pas encore vu ce détail. Le sas en lui-même a été conçu pour “apaiser” celui qui entre, par la texture en biomousse, une odeur légère reconstituée par une synthèse olfactive. Une légère musique de kalimba, de handpan et sitar ajoute à la sérénité du passage.
Une très légère brume flotte au-dessus de la ferme.
Selamawit est impressionnée par la beauté, la pureté du lieu. Un autoserv’ s’approche de la scientifique, ayant senti le besoin qu’elle a de s’asseoir.
Elle tourne la tête autour d’elle, un sourire gracieux aux lèvres. Et soudainement, sa pensée se tourne vers son amour, laissée sur Terre.
*
23 février 2080, Zawadiya.
Une lumière bleu-violacée réveille José Ramón.
Il se met assis dans le lit et regarde par la fenêtre. Il s’aperçoit que le “Bastion” a disparu totalement.
Il secoue un peu son amante de la nuit, Jules Sibawayh.
— Jules !
Iel se tourne vers José.
— Mais que t’arrive-t-il, chéri ?
— Le Bastion a disparu !
— Tu es fou, José...
Jules ellui aussi regarde par la fenêtre, et au lieu de voir les dix étages éclairés en permanence de sa lumière bleutée habituelle, il n’y a que la nuit.
— Merde ! crie-t-iel.
Iels s’habillent en toute hâte.
*
La disparition du Bastion, situé au cœur même du complexe de l’Hayl, est totale. Il n’y a plus rien.
Tane Rangi Matua, un Maori au cœur pur et à l’œil bienveillant, responsable de la sécurité, est déjà sur les lieux. José Ramón et Jules Sibawayh arrivent à cet instant. José est inquiet.
— Monsieur Matua, dites-moi que les techniciens étaient bien en train de bosser au hangar, et qu’est-ce qui a pu faire ça ?
— À votre première question, mon cher José Ramón, aucune inquiétude... mais le conseil trimestriel a été décimé dans sa totalité. Pour ce qui concerne le “comment”... avec une absolue certitude, un engin de déstabilisation quantique. Je viens d’en avoir confirmation, un camion avec un faux badge, remarqué trop tard, portait un petit container. Certainement la bombe.
*
6 mars 2080.
— Sana, montre-moi Mars, s’il te plaît.
Devant elle, l’image en holo-panorama montre l’espace devant le vaisseau. Un peu à droite, à 55° environ, une boule célèbre se découpe très nettement sur le fond noir, orange rougeâtre profond.
— Pas de petits hommes verts détectés, Sela.
— Tant mieux, Sana, rigole-t-elle, ça remettrait trop de choses acquises en question. En tout cas c’est magnifique ; et l’image holographique est absolument extraordinaire !
— C’est Jorge, encore, qui a conçu le système.
— Oui... Jorge... à ce propos, comment va ma rousse ?
— Après l’attentat à Zawadiya, elle est repartie ce matin pour Londres, avec une garde du corps.
— Je le connais ?
Sur un air de rien, Sana répond le plus simplement du monde.
— Elle... oui, c’est Róibhín Sands.
Selamawit, sans être profondément jalouse, respire quand même, et se rit d’elle-même.
— Ça va, elle n’est attirée que par de beaux mecs musclés.
Sana, dans son “humanité”, laisse exploser un rire franc et joyeux.
— Tu as raison, mais ne te fais pas de bile, Isla pense à toi tous les jours.
— Je sais... ou tout du moins, je m’en doute, Sana. Sinon, on en sait plus sur cette saloperie d’attentat ?
— Oui Sela, le chauffeur du camion, qui a fui avant, s’était réfugié dans un village du peuple Baka, mais tu les connais, ils ont beau être sans tradition guerrière, et non hiérarchique, très égalitaires. Ils privilégient l’harmonie avec la nature, la coopération, la transmission orale. Ils l’ont décidé à se “rendre” à l’Hayl.
— Ils sont formidables, les Baka, on a tant appris d’eux, depuis notre installation au Ngola Nova. Et donc ?
— C’est une alliance tsaro-américaine, comme au bon vieux temps de Jalen Bush, en 2066.
— De triste mémoire, c’est lui qui a fermé Harvard et déchu de leur nationalité américaine tous ses professeurs. Enfin, tant que ma douce Isla va bien, c’est l’essentiel.
*
4 juillet 2080, Arlington.
Un petit colibri vole au-dessus du Pentagone, il fait comme tous les petits colibris... il virevolte de ci de là. Soudainement, alors qu’il s’est posé sur le toit de l’immense bâtiment pentagonal, un silence pesant d’abord dans la nuit noire. Une faible lueur bleu-violacé, presque phosphorescente et ondulante, une distorsion de l’air environnant comme une chaleur intense. Soudainement le bâtiment semble se dissoudre dans une légère brume scintillante, comme une matière qui s’efface pixel par pixel. Il ne reste plus qu’un bout de la glorieuse administration, tels ces grands morceaux de béton, déformés horriblement.
*
12 juillet 2080, Moscou.
Au-dessus de la Loubianka, un nuage inoffensif avance au même rythme que les autres, simplement il est peut-être un peu bas. Mais qui s’inquiéterait d’un nuage ?
— Smotri, tovarishch, eto oblako — nastoyashchiy obrazets, kak dumaesh ?[7]
— Da, Vasiliy, no vnimanie nado obrashchat’ ne na oblaka, a na ptits, bol’shikh nasekomykh... a to i na kolibri ![8]
Un très léger scintillement à peine perceptible se produit, et alors que le nuage devient quasi translucide, légèrement irisé, le bâtiment semble trembler et se désagréger inexorablement.
Une heure plus tard, c’est une ruine, où pratiquement seule la façade ancienne a résisté. Des parties entières, modernes, ont totalement disparu comme si elles n’avaient jamais existé.
*
28 juillet 2080.
— Dire que je suis la première à voir de près l’avant-dernière planète de notre système, Sana.
— Oui, et pas la dernière, j’en suis certaine.
— Ce disque se découpant si nettement, cette lueur douce, veloutée de ce bleu-vert pâle. Une merveille.
Sana reste silencieuse.
— Quand arriverons-nous sur l’orbite neptunienne ?
— Le 17 octobre, Sela.
— Encore un peu de patience avant le premier saut et premier long sommeil... mais tu m’avais dit, en juin, qu’Isla était partie à la campagne. Et hier, tu m’avais dit qu’elle était installée, et que même Róibhín avait trouvé une maison mitoyenne... à Howth.
— Oui, et pour plus de sûreté, pour votre fille à naître. Hier soir, un médecin de l’Hayl, détaché, est arrivé sur place. Jean-Philippe Belpierre.
— Je le connais... je ne me rappelle plus trop bien ; mais je suis heureuse alors. Au fait, on en sait plus sur les enquêtes au sujet des attentats sur le Pentagone et la Loubianka ?
— Heureusement que je suis connectée à Isla, dit joyeusement Sana... oui, en fait, une réunion au sommet entre quelques États et l’Hayl est prévue à Genève, le 15 novembre.
— Pourquoi en novembre ?
— Il semblerait que si le tsar Alexeï II est déjà convaincu, et la présidente US Abigail Walton, c’est la première ministre britannique, Constance Thatcher[9], qui bloque les négociations. Elle tient mordicus à ce que la réunion ait lieu à Buckingham Palace, avec le roi George VII[10].
Selamawit, qui n’a jamais aimé cette personnalité contestable, soupire.
— Je te comprends, Sela, dit Sana qui a senti le soupir.
*
17 octobre 2080.
Selamawit est toujours aussi fascinée quand elle voit l’espace avec “l’holopan”. Et là, c’est enfin la fin du début de son long voyage, très long voyage vers Thāl’iir. Neptune.
— Tu as des nouvelles d’Isla, Sana... ça se passe comment ?
— Ça se passe très bien. Róibhín a dû se débarrasser d’un étranger un peu trop curieux. L’acide fait toujours des merveilles. Quant à Isla, elle a juste de petites contractions irrégulières, sans vraiment de douleurs nettes, mais récurrentes, une tension au niveau du dos, elle respire toujours aussi bien, profondément. Le docteur est parfaitement serein.
— Jean-Philippe est un homme charmant, et son côté français cool me rassure pleinement pour Isla.
— La dernière phrase que j’ai captée du docteur, c’était, je cite : “Je repasse à seize heures. Si les contractions changent de rythme ou de texture avant, vous me faites signe. Et sinon... marchez un peu si le temps le permet, laissez votre bassin se faire son chemin. On est sur la bonne voie.”
— Bien.
— Tiens, Sela... regarde, cette fois on voit Neptune à notre gauche.
En effet, la planète, avec le zoom automatique du système holographique, montre un disque bleu-gris, minuscule mais net, à plus de 4,5 milliards de kilomètres, dans le vide silencieux gris-noir. La géante glacée est le dernier point avant le grand départ.
[1] Le MagRail utilise la lévitation magnétique quantique et des matériaux bio-sourcés pour offrir un transport ultra-rapide, écologique et sans friction, reliant un point A à un point B, sans émissions polluantes.
[2] Propulsion principale interstellaire à fusion proton-bore (p-¹¹B). Haute puissance, sans neutrons, sans déchets, pour les longues traversées à vitesse-lumière.
[3] Le mot “robot” du tchèque “robota”, est remplacé par “comsen” (compagnon collaborateur ayant droit au respect/sensibilité), qui souligne une relation respectueuse et sensible entre humains et intelligences artificielles.
[4] Avec des biopolymères et fibres végétales.
[5] Système automatisé avancé, qui mixe ingrédients naturels récoltés par des autoserv’ dans les deux biofermes du vaisseau, “Canopée” (fruits, légumes et autres) et “Serraha” (plantes ayant besoin de plus de luminosité et chaleur), chauffent, infusent, et distribuent en quelques minutes.
[6] Plus sûr qu’un taco à la foire.
[7] — Tiens, camarade, ce nuage est un beau spécimen, tu ne trouves pas ?
[8] — Si Vasiliy, mais ce ne sont pas les nuages auxquels il faut prêter attention, ce sont les oiseaux, les gros insectes... voire les colibris !
[9] Arrière-petite-fille de Margaret Thatcher, encore plus conne que son ancêtre, première ministre depuis 2075.
[10] Roi depuis 2065, fils de William V, petit-fils de Charles III et Lady Diana.
(épisode 1 de la partie 2 mardi 3 juin 2025)