« Les relations entre la France et l'Algérie peuvent être bonnes ou mauvaises, en aucun cas elles ne peuvent être banales » constatait déjà en 1974, l'ancien ministre des affaires étrangères puis président algérien, Abdelaziz Bouteflika. Les relations entre Paris et Alger n'ont jamais été un long fleuve tranquille, connaissant sous chaque présidence des périodes de rapprochement et leur lot de crises.
Sous Emmanuel Macron, les relations entre la France et l'Algérie ont débuté sous des auspices favorables, avec une volonté affichée de renouer sur la question de la mémoire coloniale. Toutefois, cette idylle a été perturbée, d'abord après les propos du président français sur l'inexistence d'une nation algérienne antérieure au colonialisme, qui ont ravivé les débats historiques. Prononcée en pleine campagne électorale pour la présidentielle de 2022, cette sortie avait été analysée comme étant un gage donné aux électorats des Républicains (LR) et du Rassemblement National (RN). À cela se sont ajoutées d'autres péripéties, comme l'affaire Amira Bouraoui en février 2023, militante s'étant installée à Paris alors qu'elle était poursuivie par la justice algérienne. Cette affaire a mis en lumière des divergences latentes entre les deux pays, Alger imputant son « exfiltration clandestine » à des agents de la DGSE française. Enfin, la volonté d'Emmanuel Macron de réchauffer ses relations qui s'étaient tendues avec le Maroc, a porté un coup d'arrêt à la relation franco-algérienne. Alors qu'une visite d'Abdelmadjid Tebboune en France était envisagée pour l'automne 2024, tout s'est effondré en juillet dernier pour laisser place à une dégradation de la relation sans précédent depuis plusieurs années.
Un équilibre brisé
Sous la présidence d'Emmanuel Macron, la France s'est d'abord livrée à un subtil jeu d'équilibriste entre l'Algérie et le Maroc, cherchant à ménager les susceptibilités des deux États tout en poursuivant ses propres intérêts. D'un côté, Paris multipliait les gestes mémoriels envers l'Algérie. Mais son approche graduelle ne répondait pas aux attentes de l'État algérien, qui réclame de la France des actions fortes ainsi qu'une reconnaissance pleine et sans contrepartie, de l'ensemble de ses crimes coloniaux. Pour Alger, la mémoire relève d'une dimension existentielle et de la construction de l'identité nationale algérienne. De son côté, la France la perçoit davantage comme une monnaie d'échange à faire valoir sur le plan diplomatique, et devant engendrer des faveurs des autorités algériennes y compris aux niveaux stratégique et économique. En somme, la question n'est pas abordée avec les mêmes intentions dans les deux capitales.
En juillet 2024, le président Macron a choisi de resserrer ses liens avec le Maroc au détriment du travail entamé avec le président Tebboune. Désormais, pour la France « le présent et l'avenir du Sahara occidental s'inscrivent dans le cadre de la souveraineté marocaine ». Un revirement soutenu par les cercles d'affaires désireux de profiter de contrats avantageux au Maroc, une partie du Quai d'Orsay jugeant Alger peu coopérante, et par les principaux partis de la droite française, historiquement plus compatible avec la monarchie marocaine. Pour ces derniers, il était inconcevable que la France ne réponde pas aux exigences de son allié traditionnel au Maghreb sur une question aussi cruciale pour lui. Paris en perte d'influence au Sahel, espère aussi pouvoir compter sur les liens de Rabat avec les nouveaux régimes putschistes, pour se repositionner à terme sur le continent africain. C'est d'ailleurs le Maroc qui s'est placé en médiateur entre la France et le Burkina Faso pour permettre la libération de quatre fonctionnaires français emprisonnés à Ouagadougou depuis un an. Ce revirement français, bien que prévisible depuis l'automne 2023, a été perçu à Alger comme une prise de position hostile et une trahison. Au delà de l'aspect politico-idéologique qui pousse Alger à soutenir le droit à l'autodétermination d'un peuple, pour les autorités algériennes, le conflit au Sahara occidental est intimement lié à la question de l'expansionnisme marocain (théorie du « grand Maroc ») ayant provoqué la guerre des sables en 1963. Il constitue donc une question de sécurité nationale et renvoie directement au respect du principe de l'intangibilité des frontières héritées de la colonisation, adopté par l'OUA (Union africaine) en 1964. Alger considère également que les autorités françaises ont cédé aux pressions d'un camp politique héritier des anciens « défenseurs de l'Algérie française » et de personnalités hostiles à l'instar de l'ex ambassadeur à Alger, Xavier Driencourt, qui a multiplié les sorties contre « le régime algérien » depuis la fin de son activité de diplomate.
Dans la continuité, l’affaire Boualem Sansal, ancien haut fonctionnaire algérien et écrivain naturalisé français avec l'approbation directe d'Emmanuel Macron à l'été 2024, a cristallisé les tensions. Ses déclarations sur le média Frontières, remettant en cause le tracé des frontières entre l’Algérie et le Maroc et affirmant que l’Algérie n'était qu’un « truc facile à coloniser », ont suscité une vive controverse. Arrêté à l’aéroport d’Alger en novembre 2024, Sansal est devenu aux yeux des autorités algériennes, l’incarnation d’une influence étrangère suspecte. Une suspicion renforcée par sa proximité avec Xavier Driencourt, des élus de droite et d’extrême-droite, ainsi que par son soutien assumé à la politique israélienne. Cette arrestation a immédiatement déclenché une vague de protestations en France, où de nombreuses voix ont dénoncé ce qu’elles considèrent comme un nouvel exemple de l’autoritarisme du gouvernement algérien. Pour la plupart des observateurs, cette arrestation illustre avant tout un geste de défiance d’Alger, mais aussi une forme de riposte au revirement de Paris en faveur de Rabat.
La montée d'un populisme « anti-algérien »
En France, la polarisation de l'opinion publique ne cesse de s’accentuer. Le constat d'une « extrême-droitisation du débat » est également pertinent au regard des dernières élections nationales et européennes, marquées par une progression notable du RN. Cette dynamique s’illustre également à travers la droite républicaine, dominée par une aile dure incarnée par Éric Ciotti ou encore le ministre de l'intérieur, Bruno Retailleau, dont le discours anti-immigration s’accompagne d’une hostilité toute particulière envers l’Algérie.
Dans ce contexte, l’affaire des influenceurs propageant des discours haineux et favorables au président algérien sur le réseau social TikTok, a alimenté des accusations d'ingérences algériennes à des fins de déstabilisation. Bruno Retailleau, cherchant à engager un « bras de fer » avec Alger, a tenté d'expulser le surnommé Doualemn le 9 janvier dernier. Sa tentative a cependant échoué lorsque les autorités algériennes ont refusé de l’accueillir, le renvoyant en France dès le lendemain. La diplomatie algérienne dénonce une « expulsion arbitraire », et souligne que le ressortissant concerné, titulaire d'un titre de séjour français depuis 15 ans, n'avait pas pu bénéficier d'un procès judiciaire en bonne et due forme. L'incident a été instrumentalisé par la droite et l'extrême droite pour afficher une posture de fermeté vis-à-vis de l’Algérie, accusée d'utiliser sa diaspora pour créer des troubles sur le territoire national. Face à cette montée en puissance d'un discours populiste des partis de droite, Emmanuel Macron adopte lui aussi des propos plus durs à l’égard d’Alger. Sa prise de parole concernant l’arrestation de Boualem Sansal, où il évoque un « déshonneur » pour l’Algérie, s'inscrit dans cette volonté de prouver qu’il n’est pas en reste dans l’affirmation d’une position de fermeté.
Un front commun en Algérie
En Algérie, bien que l'abstention massive lors des dernières élections présidentielles ait révélé une lassitude des algériens à l'égard de leur système politique, une certaine unité nationale se manifeste dès qu’il est question de politique extérieure, particulièrement en période de tensions. Ce réflexe d'unité, traditionnel en Algérie, laisse les divergences internes s'estomper face à des pressions extérieures perçues comme menaçantes, ancrant une forme de patriotisme transcendant les rivalités partisanes. Cela s’est notamment illustré par les déclarations de l'opposant et député des algériens de l'étranger, Abdelouahab Yagoubi. Interviewé par BFM TV, il a accusé la France de manipuler son opinion publique en désignant l'Algérie comme bouc émissaire, tout en soulignant un deux poids deux mesures de Paris qui ne s'était pas montrée aussi ferme lorsque des soldats israéliens avaient pénétré le domaine français d'Éleona à Jérusalem. Même des journalistes et militants algériens ayant été condamnés pendant le Hirak et sous la présidence d'Abdelmadjid Tebboune, se sont positionnés contre Emmanuel Macron. Khaled Drareni notamment, a estimé que si comme nombre d'algériens il ne se réjouit pas de l'emprisonnement d'un écrivain, les propos du président français sur le « déshonneur » de l’Algérie n'en demeurent pas moins indignes et aggravent la situation. Ces positionnements allant au-delà des clivages politiques habituels, témoignent d’un rejet collectif des critiques étrangères, renforçant ainsi une solidarité nationale dans un contexte où la défense des intérêts supérieurs de la nation prévaut sur les différends internes. À l'instar d'autres sociétés civiles du « sud global », la société algérienne est d'autant plus encline à contester ce qu'elle considère être des leçons de morale de la part de la France, pays dont la passivité vis-à-vis de l'action de Netanyahu à Gaza a particulièrement été décriée ces derniers mois.
Cette nouvelle crise entre la France et l’Algérie, bien que profonde, devra se désamorcer. Les deux pays ne peuvent se permettre une rupture totale, ne serait-ce qu'en raison des liens humains exceptionnels qu'il existe entre eux. Le discours plus nuancé tenu par le chef de la diplomatie française, Jean Noel Barrot, qui contraste avec la ligne dure du ministère de l'intérieur, laisse entrevoir un espoir d'apaisement. Celui-ci s'est dit apte à se rendre à Alger pour rencontrer ses homologues et mettre fin aux tensions. La visite du directeur général de la DGSE, Nicolas Lerner, le 13 janvier à Alger, bien qu’infructueuse pour l’instant, témoigne de surcroit d’une volonté de maintenir un canal de discussion. L'Algérie a en effet rappelé son ambassadeur en France et la vacance du poste limite les possibilités de dialogue direct. Néanmoins, pour Abdelmadjid Tebboune, toute normalisation de la relation exigera des garanties substantielles de la part de Paris. Pour l'heure, aucune perspective d'évolution en ce sens ne semble se dégager.