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Billet de blog 12 mars 2021

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Egalité des chances : le trompe-l’œil du Président

[Archive] Emmanuel Macron semble s’engager en faveur de l’égalité des chances. Au-delà de l’effet d’annonce, les initiatives du président de la République ne rompent pas avec la logique de la méritocratie, véritable facteur d’inégalités.

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Ouvrant une séquence visiblement destinée à rééquilibrer l’axe politique du quinquennat de droite à gauche, le président de la République, Emmanuel Macron, a multiplié les annonces liées à l’égalité des chances : le 11 février, un millier de places supplémentaires créées dans des « Prépas Talents » et des parcours spécifiques dans certaines grandes écoles, le 12 février lancement d’une plate-forme « anti-discriminations », le 1er mars un programme d’incitation au mentorat.

L’intention, à l’évidence, est louable. Oui, il faut permettre à chacun de ne pas être assigné au milieu social dans lequel il est né. Oui, il est absolument nécessaire de redémarrer l’ascenseur social qui, dans notre pays, est en panne depuis des années. Les chiffres sont éloquents. Les deux tiers des étudiants des grandes écoles sont issus des catégories sociales très favorisées (« Quelle démocratisation des grandes écoles depuis le milieu des années 2000 ? »,  Institut des politiques publiques, janvier 2021).

A l’inverse, les étudiants issus des catégories défavorisées ne représentent que 9 % des effectifs. Ce ne sont plus des titres de noblesse, mais des diplômes que la classe dominante transmet à ses bambins, et le fossé entre les étudiants riches et pauvres s’apparente aujourd’hui à un véritable apartheid social. Le pire est sans doute que cela dure depuis longtemps.

Le revers de la méritocratie

Ainsi, dans le même rapport, on découvre que les chiffres n’ont que très peu varié depuis vingt ans. Nous vivons dans un système d’héritiers, décrit par le sociologue Pierre Bourdieu en… 1964. Aucun signe, aucune statistique ne peut accréditer une autre thèse. L’échec scolaire est déterminé à la naissance. Fort de ces constats, on pourrait se féliciter que notre président s’empare du sujet.

Mais il n’y a à mon sens aucun motif de s’en réjouir. Car Emmanuel Macron croit en la méritocratie. Pour lui, les privilèges dans la vie sont dus au talent et à l’effort. Moralement, le système méritocratique est présenté comme l’inverse de l’hérédité aristocratique, où les places sociales étaient occupées en fonction de la naissance. Il voudrait nous faire croire, comme tous ses prédécesseurs du reste, que nous sommes dans un système dans lequel les avantages sont acquis grâce au mérite, et sont donc justes. 

« Rien ne m'a été donné, rien ne m'a été confié, rien ne m'a été attribué. Tout ce que j'ai, je l'ai mérité. » expliquait ainsi François Hollande.  Son prédécesseur Nicolas Sarkozy, de l’autre côté de l’échiquier politique ne disait pas autre chose : «  Je suis contre l'égalitarisme, l'assistanat, le nivellement ; pour le mérite, la juste récompense des efforts de chacun, et la promotion sociale ». 

La majorité des gens sont d’accord pour dire qu’un système basé sur le mérite est un bon système. 69 % des Américains croient que les gens sont récompensés selon leur intelligence et leur talent (Julia B. Isaacs, International Comparisons of Economic Mobility, Brookings Institute, 2016). Ils croient également que les facteurs externes, comme venir d’une famille aisée, sont beaucoup moins importants.

Pourtant, cette croyance selon laquelle le mérite détermine la réussite est tout à fait fausse. Les statistiques de reproduction le prouvent. Par ailleurs, de plus en plus de recherches en neurosciences montrent que croire en la méritocratie rend les individus plus égoïstes et plus susceptibles d’agir de façon discriminatoire. Croire en la méritocratie n’est donc pas seulement faux, c’est mauvais pour le bien commun.

Une idéologie dangereuse

Les individus qui sont engagés dans un jeu de compétence sont moins susceptibles de soutenir des systèmes redistributifs que ceux qui sont engagés dans un jeu basé sur la chance, selon une expérience menée par des économistes (« Merit and justice : An experimental analysis of attitude to inequality » Plos One, 25 février 2015).

Inversement, la recherche indique que rappeler le rôle de la chance augmente la générosité. Encore plus dérangeant, les universitaires Emilio Castilla et Stephen Benard ont montré que, ironiquement, les systèmes méritocratiques mènent, paradoxalement, aux injustices qu’ils sont censés éliminer (« The Paradox of Meritocracy in Organizations »Administrative Science Quarterly n° 55/4, 2010).

C’est en fait du bon sens : adopter la méritocratie comme une valeur en soi, notamment lorsque l’on est un des gagnants du système, permet de se convaincre que sa place dans la société est juste. Dès lors, satisfait par cette justice, on est moins enclin à examiner ses propres comportements, et les injustices que l’on crée.

La méritocratie, lorsqu’on s’y intéresse un peu, ne peut donc être vue que comme une idéologie dangereuse. Elle pousse les classes dominantes à se voir comme géniales, et justifie l’inégalité par une forme de supériorité. Dans ce système, la chance du lieu de naissance est totalement niée.

L'importance de sortir de cette croyance

Si vous êtes du côté des gagnants, malgré tout le bien que fait à votre ego cette croyance en le bien-fondé d’un système méritocratique, elle doit être abandonnée. A la fois parce que le monde ne marche pas comme ça, et parce que même s’il marchait comme ça, cela nous emmènerait vers un monde plus égoïste et insensible aux inégalités.

Pour qui regarde la situation avec un minimum de lucidité, l’enjeu est donc simple : comment sortir de cette croyance, et surtout quelle croyance – plus juste – y substituer ? Notre premier regard se tournera, forcément, vers le politique. Nous serions en droit d’attendre qu’il dépasse les intérêts de court terme pour établir des règles pour le bien commun. En ce sens, nous pouvons voir le verre à moitié plein.

Plutôt que de donner crédit aux vœux pieux du président, et à des mesures qui ont déjà montré qu’elles ne produisent pas d’effets systémiques, cette séquence est l’occasion de lui opposer une vision. Une vision de l’égalité des chances qui n’est pas imbibée de méritocratie, mais qui valorise la diversité.

Il voudrait nous faire croire qu’il suffit d’ouvrir des places dans les grandes écoles à quelques élèves pour que le système soit juste. Qu’en offrant des mentors aux élèves défavorisés ils vont avoir des chances égales dans le jeu méritocratique. Mais cela va-t-il suffire à changer quoi que ce soit quand la majorité des concours sont basés sur un capital culturel acquis depuis la petite enfance ?

Quand les dits concours restent déterminants dans une carrière ? Quand sur un CV on doit encore écrire quels loisirs sont pratiqués alors que cela dépend énormément de son origine ? Quand la diversité sociale est toujours vue comme un stigmate plutôt que comme une force par la majorité des héritiers ?

Je comprends l’intérêt politique du président dans ces annonces, mais il n’est certainement pas celui du plus grand nombre. Pour être favorable à l’égalité des chances et à la diversité, il faut commencer par montrer l’exemple. Où est la diversité sociale chez Emmanuel Macron et ses conseillers quand un tiers d’entre eux sont sortis de l’ENA ?

Au moment où Joe Biden, de l’autre côté de l’Atlantique, a proposé le gouvernement le plus diversifié de toute l’histoire des Etats-Unis, il aurait pu faire le même choix. « On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré », disait Albert Enstein. J’ai peur que notre Président ait perdu d’avance son noble combat, car il reste confortablement dans ses convictions méritocratiques de dominant. C’est rarement ainsi que les changements sociaux ont lieu.

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