Un sachet noir surgit de la terre comme une truffe maudite. Cris de victoire. Un adolescent applaudit. Un imam improvisé lève les bras vers le ciel et crie : « El hamdoulilah ! Voilà une âme sauvée ! » L’assistance filme, commente, partage. Les réseaux s’enflamment. Hashtag du jour : #NettoieTonCimetière.
Une comédie grandeur nature, où l’absurde rivalise avec la ferveur.
Des silhouettes s’agitent entre les tombes comme des enquêteurs d’un DRS version paranormale. Balais à la main, gants en plastique jusqu’aux coudes, regard perçant de croisade, elles fouillent, creusent. Ce n’est pas la peste, ni une épidémie, ni même une recherche de fossiles. Non. C’est la grande campagne nationale de nettoyage des cimetières de la sorcellerie. En 2025. Le progrès fonce à 300 à l’heure et, en Algérie, on s’arrête au rond-point pour chercher des cadenas sur des crânes.
Qu'est-ce qu'on retrouve le plus souvent? Une photo d’identité pliée en huit, ficelée avec du fil rouge, trempée dans une huile à l’odeur d’ail et de regret. Le visage sur la photo sourit malgré tout. Peut-être un fonctionnaire municipal condamné à l’anonymat par une ex-collègue amoureuse de ses signatures. Peut-être un cousin trop beau, trop aimé, trop bien coiffé. Le verdict est immédiat : sorcellement par jalousie. Peine : enfouissement de la honte sous vingt mètres de poussière.
Le boucher du quartier mène la brigade. Une semaine plus tôt, son neveu a éternué trois fois de suite sans raison. Depuis, plus personne ne doute qu’il s’agisse d’un envoûtement. Le boucher, moustache frémissante, affirme qu’un djinn vit dans la grille du cimetière. Il le sent. Il a prié là, un jour, et sa radio de voiture a changé de station toute seule. Signe.
Chaque nouvelle découverte est filmée comme une scène de crime. Aiguille plantée dans une poupée en mousse ? Meurtre prémédité. Photo cadenassé avec un prénom écrit au blanco ? Tentative d'étouffement de destin. Feuille froissée avec des versets mal orthographiés ? Sorcellerie analphabète, mais sorcellerie quand même.
À la télé, des experts en sihr, cravatés comme des profs de géométrie cosmique, analysent les nœuds, les fils, les couleurs. Rouge pour l’amour, noir pour la haine, bleu pour bloquer le mariage. Le peuple écoute, prend des notes, constitue des comités. Chaque quartier a désormais son Commando Anti-Maléfices.
Dans une ville du sud, on ouvre même un centre de tri des sortilèges. Trois conteneurs :
- Amour non réciproque.
-Envie professionnelle.
-Blocage administratif.
Le troisième déborde.
Le vrai miracle, c’est qu’enfin, tout le monde se met à nettoyer. Les jeunes désherbent, les anciens balisent, les enfants ramassent les filtres usés. L’environnement remercie le surnaturel. Dans un pays où le trottoir est considéré comme un espace philosophique flou, il faut croire aux esprits pour que le balai sorte du placard.
Facebook déborde d'histoire farfelues.
Un adolescent confie à ses amis qu’un jour, il a trouvé un sac dans une tombe. Curieux, il l’a ouvert. À l’intérieur, un chewing-gum mâché, une mèche de cheveux, un papier avec écrit : "Rachid n’épousera jamais Warda". Depuis, il bégaie. Son père l’a inscrit à trois roqyas consécutives, puis l’a emmené voir un ancien joueur du Mouloudia devenu guérisseur. Résultat : le bégaiement persiste, mais il a maintenant peur des sacs plastiques.
Dans certains villages, les cimetières deviennent des attractions. Des visites guidées sont organisées : "Ici, on a trouvé une chaussette avec un prénom cousu en fil d’or." Les touristes locaux posent devant les tombes, doigts en V, pendant qu’un imam récite des versets de désinfection spirituelle. La photo fait 8 000 likes
URGENT – Photo d’un homme trouvé enterré dans le cimetière d’El Harrach, entourée d’aiguilles, d’un string et d’un verset mal orthographié. Qu’il se manifeste !"
EXCLUSIF – 14 demandes de divorce annulées suite au nettoyage du cimetière de Sidi M’barek.
Le malheureux est tagué. Identifié. Partagé. Béni. Et relancé en story. Un homme au chômage chronique, cela fait 15 ans qu'il ne s'est pas réveillé avant midi.
Les photos de groupes se multiplient : gilets fluos, gants, sourires, selfies devant des tombes brillantes, et parfois un sachet dans la main, comme un trophée maudit.
Dans les allées du cimetière, la chasse bat son plein. À l’aide de pinces, ils extirpent du sol des objets qui n’ont rien à faire dans un cimetière : un soutien-gorge roulé dans un caleçon, une photo d’homme glissée dans une chaussure d’enfant, une sardine percée de clous — malédiction gastronomique probablement jetée par une belle-mère.
Le pays jubile. Chaque objet exhumé devient sujet de débat sur les plateaux.
Les consignes sont strictes : repérer tout objet suspect. Poupées, cadenas, photos, bouts de tissu, cheveux, ongles. Entre les tombes, slalomant parmi les ronces, les bénévoles s’activent.
Un bout de tissu noué à une branche attire l’attention. Un talisman, forcément. En le détachant avec la délicatesse d’un archéologue, on découvre… un ticket de bus froissé. Quelqu’un a tenté de maudire un trajet Alger-Blida, visiblement. Rire contenu, le ticket rejoint la poche, parmi d’autres trouvailles : un peigne cassé, une chaussette orpheline, des préservatifs. Les sorciers d’aujourd’hui manquent cruellement d’imagination.
Le clou du spectacle survient près d’une tombe à l’abandon. Un jeune, casquette à l’envers, exhibe fièrement une poupée en tissu grossièrement cousue, une aiguille plantée dans la tête. « Jackpot ! » s’écrie-t-il, comme s’il avait trouvé le Saint Graal. La foule s’amasse, murmure, s’indigne. « C’est pour bloquer un mariage ! » lance une vieillard. « Non, pour rater le bac ! » surenchérit un autre. La poupée passe de main en main, scrutée comme une pièce à conviction. En y regardant de près, elle ressemble davantage à un jouet oublié par un enfant qu’à un artefact maléfique. Mais qu’importe : elle finit dans un sac plastique, direction l’incinérateur, sous les applaudissements.
C’est officiel : la sorcellerie est responsable du chômage, du célibat, du BAC raté, des boutons d’acné tardifs, de l’amour non-réciproque, des retard d'Air Algérie...