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Billet de blog 19 mai 2025

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El Migriya !

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El Migriya !

Elle ne marche pas, elle parade. Elle ne parle pas, elle annonce. 

En Algérie, dans la maison familiale, dès qu’un jeune mâle dépasse le seuil du salon, le père entre en scène comme un ministre des Affaires étrangères. Il s’éclaircit la gorge, croise les bras sur son ventre et lance, d’un ton grave, l’alerte maximale :
— La France ? C’est fini mon fils. C’est plus comme avant.

Et là, il déroule la conférence de presse : chômage, racisme, prix des loyers, contrôles policiers, et même la disparition des baguettes artisanales. L’Hexagone devient, sous sa rhétorique, une jungle grise où les musulmans vivent dans des caves et mangent des lentilles sous surveillance. Le jeune homme, qui pensait juste passer dire bonjour, se retrouve soudain dans une reconstitution de France 24 en arabe, avec sous-titres en darja.

La mère, elle, entre en renfort. Moins géopolitique, plus émotion. Elle s’installe sur le canapé, s’évente avec la télécommande et soupire comme si elle portait à elle seule le fardeau de l’exil :

— Moi, j’ai une cousine à Nantes, elle regrette d’avoir mis ses enfants là-bas. Wallah ils savent même pas dire bismillah.

Et elle enchaîne sur les écoles françaises qui enseignent que le cochon est un ami, les femmes qui se marient entre elles, et les hôpitaux où on te pique sans dire salam alikoum. Elle regarde le jeune qui n'a rien demandé, avec des yeux de supplication :

— Toi au moins, t'as un scooter . C’est pas la peine d’aller là-bas te fatiguer avec la neige et les impôts.

Le discours parental est rodé, millimétré, recyclé chaque été. Leur but ? Saboter discrètement toute liaison franco-algérienne non autorisée. Le prétendant potentiel est prié de renoncer à ses rêves  et de se contenter d’une vie sobre, rythmée par les coupures d’eau, les soirées foot et les rêves modestes.
 Et pendant qu’ils parlent, El Migriya les filme discrètement sur Snapchat avec la légende :
— Ils font trop les oufs ces deux-là 😭😭 #TeamParis

Une énième tante entre en scène. Mains croisées derrière le dos, œil plissé comme si elle scannait un faux passeport, elle annonce solennellement, en fixant le garçon comme s’il cachait une ambassade dans sa poche :

— La France ?  Une prison à ciel ouvert. Le halal là-bas, c’est un mirage. Le travail ? Un souvenir. Les Français ? Ils aiment plus personne, même pas leur fromage.

Son mari enchaîne sur une longue homélie à base de "Ribéry il s’est converti mais regarde où il est“. Le garçon se retrouve pris au piège d’une conférence TEDx sur la fin du rêve européen, avec un fond musical imaginé à base de klaxons et de chèvres.

La grand-mère, elle, joue la carte Netflix drama. Elle entre en glissant, s’assoit théâtralement, et commence à parler avec les mains comme si elle jouait dans une série turque doublée en kabyle.

— Moi j’ai une nièce à Orly, elle pleure tous les soirs. Le lait là-bas ? Il a un goût de plastique. Les gens ? Ils te regardent comme si t’étais un kebab mal cuit. Et les enfants ? Ils savent même pas dire "yemma", ils disent "maman" avec l’accent de Sarkozy !

Elle sort son arme fatale : une anecdote inventée sur une cousine qui s’est mariée avec un plombier de Dijon et qui, depuis, vit dans un F2 sans lumière naturelle. Puis elle regarde le jeune homme et lâche, la voix cassée par une douleur imaginaire :
—  Tu n'auras même pas le droit d'éduquer ton fils.

Et pendant que les parents transforment le salon en zone sinistrée du vivre-ensemble, El Migriya, elle, est toujours assise sur le canapé, téléphone en main, en train d’envoyer un vocal à ses copines :
— Wesh les filles j’suis à Alger chez mes darons, ils m’ont encore sorti leur remix de "France c’est l’enfer" dès qu’un mec est entré. Le daron, c’est limite s’il a pas dit que Macron mange les bébés musulmans. Et ma mère elle a carrément pleuré pour dire que j’allais finir vendeuse de calendriers en banlieue. C’est trop ! 😭
Puis elle rajoute, tout en mâchant son chewing-gum à la menthe :
— Mais Wallah, il est mignon le mec. Je vais l’embarquer, visa ou pas.

EL Migriyate, ce sont les cousines du 93, les nièces de Vitry, les sœurs de Lyon, les reines d’Évry. Elles arrivent chaque année, entre juillet et août. Elles reviennent en inspection. Elles regardent le pays comme on regarde un ex qui a raté sa vie.

Le plus fascinant, c’est qu’elles parlent toutes la même langue. Le même argot international, cette symphonie de « du coup », « grave », « relou », « tu connais pas la France toi », avec une ponctuation régulière de soupirs et de « t’es sérieux là ? ».

Leur ton est formé dans les bus de banlieue, peaufiné dans les salons de coiffure afro, trempé dans le mépris postcolonial et saupoudré de cils magnétiques.

On pourrait croire à une coïncidence, mais tout indique l’existence d’un comité central des Migriyate, un Haut Conseil des Reines Biculturelles qui se réunit quelque part en sous-sol de la Gare du Nord. On s’échange les tuyaux, on apprend les stratégies. Chaque hiver en France, dans des salons chauffés à la nostalgie, elles organisent des réunions stratégiques.

— Écoutez les filles, faut jamais leur dire que tu penses au mariage.
— Toujours dire que t’as un mec en France, même si c’est ton cousin.
— Et surtout, jamais sortir sans fond de teint. Sinon on va croire que t’es de Souk Ahras.

Elles arrivent donc surentraînées. Elles connaissent les pièges, les ruses, les regards. Elles sentent le potentiel harrag à 10 km. Elles flairent le blédard qui drague pour le visa, celui qui te dit « t’es différente toi » avec une haleine de cigarettes locales. Elles les connaissent mieux qu’eux-mêmes. Et pourtant, chaque année, il y a rechute. Une Migriya tombe dans le piège d’un faux romantique, champion régional de la phrase « Ghir Lakbar Li Yfarekna ».

Mais elles aussi savent jouer. Elles envoûtent, elles piègent, elles testent. Elles ne viennent pas chercher l’amour, elles viennent sonder les dégâts. L’amour, c’est bonus. 

Et pourtant, ça arrive. Entre une balade à Tipaza et une soirée dans une villa louée à Zéralda, El Migriya peut succomber. L’homme est bronzé, musclé, souriant, et parle bien français. Il dit « merde » et il connaît trois chansons de Lartiste. Elle tombe. C'est un vendeur de chicha avec deux chemises et une ambition vague. Elle le présente fièrement à la famille :
— Il est pas comme les autres.

La famille s’évanouit.
Le grand frère jette son soda.
La grand-mère prie pour qu’il ait au moins un bac.

Lui aussi, il tombe amoureux, peut-être. Ils se fiancent, ils se marient. On bénit l’union, et on commence déjà les papiers.

Mais parfois, à peine arrivé en France, le prince se transforme en cafard. Il découvre les droits, les applications de rencontre, les groupes Facebook des Harragas diplômés. Il découvre surtout les autres Migriyate célibataires du 93. Il la quitte. Elle pleure. La famille dit « on vous l’avait dit ». 

La famille préfère un Algérien déjà installé en France, un migri avec un CDI, un appartement à Créteil et, si possible, une Citroën qui roule encore.

Mais les familles, qui vivent en Algérie, ces orchestres de tantes volubiles et d’oncles sentencieux, qui  accueillent les émigrés avec des youyous stridents et des plats de chakhchoukha si copieux qu’ils pourraient nourrir un village ont derrière les embrassades et les « ma chérie, t’as embelli ! », un agenda tacite qui se dessine : il faut marier El Migriya à leur fils au chômage chronique.

Entre-temps, les filles du quartier, elles, se sentent trahies. Elles voient les standards de beauté baisser à vue d’œil. Une Migriya peut ne pas avoir les codes, mais elle a toujours le bon passeport.

El Migriya repart toujours en août. Parfois avec une promesse de mariage, parfois avec un chagrin d’amour, parfois avec une paire de babouches et une indigestion de Baklawa. À l’aéroport, elle embrasse tout le monde, distribue les selfies, oublie une valise, et promet de revenir l’année prochaine.

L’Algérie se vide d’elle. Les garçons reprennent les cafés, les filles enlèvent les faux cils, les critiques reprennent leur souffle. Et tout le monde attend l’été suivant, avec impatience, curiosité, et une once de méfiance. Car El migriya revient toujours. Avec sa valise, ses histoires, son regard, et ce doux parfum de contradiction franco-algérienne.

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