Yasmina Khadra serre la main du président Abdelmadjid Tebboune. Les caméras clignotent comme des lucioles sous acide. La photo circule, la République jubile, les réseaux sociaux exultent. Enfin un écrivain ! Enfin un vrai ! Enfin un qui sent la bibliothèque, l’encre, le génie national. L’Algérie se découvre soudain une passion pour la littérature.
Sur les pages Facebook, les partages explosent. "Respect à notre grand écrivain !", écrit un internaute dont la dernière lecture remonte à un manuel de conduite. Un autre ajoute : "Voilà un homme qui fait honneur à l’Algérie", avant de poster une vidéo où un chat fait du vélo. Les drapeaux s’agitent, les louanges pleuvent, les hashtags naissent. Mais entre les lignes, un secret : personne n’a ouvert un livre de Yasmina Khadra. Pas même par accident.
Dans les salons, on parle de lui comme d’un cousin revenu du bled avec un diplôme de Harvard. "Il a serré la main du président", répète-t-on avec une émotion digne d’un pèlerinage. Le contenu de ses livres ? Inutile. L’important, c’est la photo. L’homme, pas l’œuvre. Le geste, pas la pensée. La couverture, pas le roman.
Le drame commence là. Car si par malheur un de ces applaudisseurs égarés tombe un jour sur L’Attentat ou L'Olympe des infortunes, l’enthousiasme pourrait vite virer à l’exorcisme. Un personnage blasphème. Une femme retire son foulard. Dans tel texte, il est question de sexe. Pas dans un manuel de biologie, non. Du sexe littéraire, trouble, ambigu, chargé de doute et de douleur. Alors les lecteurs improvisés crient au scandale : "Hram !", "Yasmina Khadra, vendu à l’Occident !", "Il attaque nos valeurs !"
Ils ne comprennent pas que les personnages ne sont pas l’auteur, que la fiction n’est pas une fatwa, que la littérature n’est ni sermon ni prêche. Dans leur monde, l’écrivain doit écrire comme un commissaire de police islamique : punir le désir, censurer la femme, expurger le doute. Ils veulent des livres qui prient à chaque chapitre, des romans sans ambiguïté, des histoires qui finissent toutes à la mosquée.
Et pourtant, Yasmina Khadra continue d’écrire. Il raconte l’Algérie comme elle est : belle et tragique, fière et désespérée, brûlante et glacée, croyante et perdue. Il peint les contradictions comme un poète de guerre. Mais pour beaucoup, il est trop compliqué. Il ne donne pas de réponses. Il pose des questions. Et dans ce pays, poser une question, c’est déjà insulter Dieu, la Révolution et l’équipe nationale de football.
Les Algériens veulent des écrivains qui pensent comme des ministres et écrivent comme des imams. Ils ne tolèrent ni l’ironie ni l’ambiguïté. Ils exigent des héros patriotes, des femmes pudiques, des fins heureuses. Yasmina Khadra, lui, offre des êtres blessés, des femmes en colère, des fins sans promesse. Alors il dérange. Il trouble. Il scandalise. Mais seulement s’ils le lisent.
Heureusement, ils ne le lisent pas. Ils le célèbrent sans le lire. Ils l’applaudissent parce qu’il a serré la main du président, pas parce qu’il a saisi la vérité du pays. Ils le décorent parce qu’il est connu à l’étranger, pas parce qu’il écrit sur nous. Ils préfèrent le voir en costume dans un salon doré que dans une librairie poussiéreuse.
Quand il ose une scène d’amour, on l’accuse de pornographie. Mais quand il apparaît à la télé, rasé, poli, tranquille, on le salue comme un héros national. Le contenu ? Toujours secondaire. L’important, c’est qu’il passe bien à l’écran.
La vérité, c’est que l’Algérien moyen ne lit pas. Il répète. Il partage. Il commente. Il juge un livre à son titre, un auteur à sa photo, une œuvre à sa réputation. La complexité l’ennuie, la nuance le fatigue. Il veut des certitudes en majuscules, des évidences sous-titrées. Yasmina Khadra, lui, écrit dans les marges. Il creuse le doute. Il déchire le drapeau pour en voir les coutures.
Mais tant qu’il reste silencieux et décoré, il est intouchable. Il devient un monument. Et les monuments, personne ne les lit. On les photographie. On les oublie. On y jette des fleurs sans savoir pourquoi. Alors il devient une statue. Un nom. Un sourire figé dans le marbre du consensus. Jusqu’au jour où quelqu’un ouvre un de ses livres.
Et là, le choc. Des femmes qui parlent. Des hommes qui tombent. Des dieux qui se taisent. La violence sans héros. La religion sans miracle. L’amour sans pudeur. Alors l’admiration s’évapore. Le respect devient accusation. L’écrivain redevient suspect. Et la photo avec le président devient preuve à charge : "Regardez-le ! C’est un agent !"
La boucle est bouclée. On l’acclame parce qu’on ne l’a pas lu. On le hait quand on commence à le lire. L’écrivain est innocent tant qu’il reste une image. Il devient coupable dès qu’il devient une phrase.
Mais malgré tout, il écrit encore. Il insiste. Il s’obstine. Il continue de construire des phrases comme d’autres construisent des barrages : pour retenir le vide, contenir la colère, canaliser le désespoir. Et parfois, dans un coin de librairie, un jeune lecteur découvre Ce que le jour doit à la nuit, et il comprend. Il comprend que la littérature ne s’explique pas à la télé, ne s’applaudit pas en masse, ne se juge pas au premier chapitre.
Il comprend que Yasmina Khadra écrit pour ceux qui pensent, pas pour ceux qui crient. Pour ceux qui doutent, pas pour ceux qui accusent. Pour ceux qui lisent, pas pour ceux qui s’indignent au titre.
Alors ce lecteur devient dangereux. Il commence à lire d’autres auteurs. Il commence à poser des questions. Il commence à parler d’amour sans honte, de religion sans dogme, de pays sans drapeau. Et c’est là, dans ce trouble, que réside la vraie littérature. Celle qui dérange, pas celle qui rassure. Celle qui creuse, pas celle qui meuble.
On l’a applaudi aussi par stratégie, comme un pays qui joue aux échecs avec ses propres intellectuels. L’Algérie est déjà en guerre ouverte contre Kamel Daoud, traité de traître, de pervers, de suppôt de l’Occident, et contre
Boualem Sansal, accusé de pactiser avec le diable - à raison, parce qu'il a voulu offrir le tiers de l'Algérie au Maroc. Alors il fallait un écrivain à aimer, un à exhiber, un à bénir. Un écrivain tampon, une caution littéraire pour masquer les interdictions, les censures, les lynchages médiatiques. Yasmina Khadra est devenu le survivant diplomatique, l’auteur officiel dans un pays où l’écriture est suspecte dès qu’elle pense trop.