Ismène (avatar)

Ismène

Abonné·e de Mediapart

9 Billets

0 Édition

Billet de blog 6 juin 2012

Ismène (avatar)

Ismène

Abonné·e de Mediapart

Niki de St Phalle et Jean Tinguely, quand Arte nous ennuie

Ismène (avatar)

Ismène

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Paysage désertique. Soleil haut dans le ciel. Chaleur écrasante. On croirait qu'un western va commencer.

- "Niki, regarde ça!" s'exclame un type, la quarantaine ténébreuse, en soulevant une vieille carcasse de voiture.
Niki, visage solaire, sourire amoureux, clignement d'oeil complice:
- "Formidable, beautiful!"
Le type s'exclame de nouveau, le ton plus grave, un mannequin à demi démembré à la main:
- "Niki, look, that's the end of the world!"
En quelques plans , le couple de Niki de St Phalle et Jean Tinguely, sa complicité dans la création, sa beauté, nous apparaît dans toute sa vitalité. Nous sommes avec eux, les archives leur ont rendu la vie pour quelques secondes, les couleurs leur présence flamboyante. Ce que le cinéma peut, rendre l'épaisseur des êtres et des sensations, ce film le réalise dans les toutes premières minutes. Jusqu'à ce pré-générique, nous ne connaissions pas Niki ni Jean. Ou seulement "de nom". Ces premiers plans ne nous les présentent pas, ils les incluent dans notre esprit et nos affects. Deux artistes, deux amis, deux amants. L'une sculpte de voluptueuses et maternelles "nanas", l'autre, issu d'un milieu ouvrier, fabrique, de ses propres mots, "des machines qui ne servent à rien".
Et puis soudain, une ennuyeuse et dogmatique voix off vient rompre la magie cinématographique. Le cinéma, c'est fini, nous dit brusquement Arte. Place au savoir, au vrai, au soporifique, à l'encyclopédique, au scolaire savoir. Après ces 52 minutes de documentaire, cher spectateur (rare) d'Arte, tu dois en avoir pour ta redevance: des dates, des chiffres, des faits.

Par bonheur, dans les dernières minutes, par un jeu habile de cadrages et de sons, les deux réalisatrices nous donnent à voir autant qu'à entendre leurs œuvres. Ces plans ont la saveur du temps retrouvé, de ces réminiscences qui hantent parfois nos vies. L'inexprimable sensation de revivre une expérience jamais vécue. "Le documentaire ne s'arrête plus sur les silences" disait le documentariste Jean-Xavier de Lestrade, oscarisé en 2002 pour Un coupable idéal. Et en effet, à ce moment de silence d'explications, nous ressentons tout le temps qui a passé, nous entendons les voix des deux créateurs désormais décédés.

On ne demande pas à un reportage de s'arrêter sur les silences. On ne demande pas non plus à une enquête de s'arrêter sur les silences. Mais quid du documentaire dit "de création"? A fortiori un film redonnant chair à deux créateurs. Arte craint-elle vraiment de perdre un énième téléspectateur en ne soumettant pas ses auteurs au formatage? Arte se conçoit-elle comme une succursale de l’Éducation Nationale qui produirait pour elle des objets audiovisuels à visée uniquement pédagogique?

Si la forme est trop travaillée, nous n'entendons plus le fond, pensent peut-être certains sérieux téléspectateurs/élèves. L'émotion ne ferait pas bon ménage avec le savoir. Le déformatage nous distrait, la modestie formelle nous permettant au contraire de nous concentrer sur les faits. A ces personnes, je propose de faire un quizz après le documentaire, comportant des questions diverses sur la vie et l’œuvre de Niki de St Phalle et Jean Tinguely. Il y a fort à parier que la grande majorité n'aura pas retenu plus de 2 ou 3 dates majeures, et n'aura conservé qu'un vague sentiment général de ces deux personnages. 

Alors, pourquoi s'acharner à ennuyer les téléspectateurs déjà peu nombreux à regarder ce type de programme? La création est pourtant un processus passionnant, qui met en jeu des êtres, mais aussi une époque, des idées, des corps. Contrairement à ce que pensent certaines élites de l'audiovisuel avec un grand A, il n'y a pas un être humain qui ne soit sensible à la création. Pas un enfant, pas un adulte, pas un vieillard qui ne laisse même qu'une microscopique place dans sa vie à l'art, qu'il soit populaire ou pas. Cet élan proprement humain vers la création, le service public audiovisuel doit le prendre en compte. Se préoccuper de la forme, c'est refuser l'élitisme de l'ennui, la consécration du savoir sec et "réservé". Il ne s'agit pas de donner envie, mais de susciter, d'appeler, d'inclure les téléspectateurs dans le processus de la création. Peut-être que ce délicat équilibre entre le fond et la forme est comparable au travail du professeur, un créateur de savoir in situ.

Pour ne pas rester sur une note négative, il n'y a pas des Godard du documentaire à tous les coins de rue, mais un film comme celui réalisé récemment sur l'exposition de Daniel Buren au Grand Palais laisse un espace intéressant au processus créateur. Comme quoi, même modestement, le documentaire d'art peut ne pas nous ennuyer.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.