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Billet de blog 10 janvier 2013

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Agnès Varda, une certaine idée du documentaire

J'ai eu la chance de recevoir le coffret Tout(e) Varda à Noël. Et de découvrir ainsi quelques pépites inconnues de moi, dont le film documentaire Daguerréotypes, que Varda a réalisé en 1975 (Prix du cinéma art et essai reçu la même année).

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J'ai eu la chance de recevoir le coffret Tout(e) Varda à Noël. Et de découvrir ainsi quelques pépites inconnues de moi, dont le film documentaire Daguerréotypes, que Varda a réalisé en 1975 (Prix du cinéma art et essai reçu la même année).

Daguerréotypes est bâti sur un postulat en apparence simple: les commerçants de la rue où habite Varda, la rue Daguerre, dans le 14ème arrondissement parisien, ont des choses à raconter sur leurs origines, leurs métiers et leurs rêves. Au lieu d'un film documentaire pseudo-sociologique comme la télévision nous sert régulièrement depuis des années, Varda dresse un portrait subtil et humaniste de « la majorité silencieuse au masque effrayant», comme elle le dit elle-même en commentaire, un portrait de ceux qui ne parlent pas politique, de ceux qui ne font pas de bruit, de ceux qui travaillent du matin jusqu'au soir, de ceux qui ne rêvent pas, même la nuit, bref, un portrait du « théâtre du quotidien ».

Qu'est-ce qui réunit ces personnes travaillant dans la même rue? Tout d'abord, la similitude des réponses aux 3 questions simples de Varda (d'où venez-vous? Quel est votre métier? A quoi rêvez-vous?), lie ces individus entre eux, comme pour nous rappeler à quel point notre soi-disant libre-arbitre s'inscrit dans une toile humaine de désirs et de choix plus large que nous ne voulons bien nous l'avouer. Varda joue sans cesse sur cette dialectique entre l'individu et le collectif en montant en parallèle, en écho, les entretiens de chaque personnage. Mêmes origines provinciales, mêmes aspirations, mêmes trajets de vie, les minuscules différences individuelles font moins sens que ce qui unit ces personnes. Ce chœur est à la fois émouvant et effrayant.

Et puis il y a Mystag, le prestidigitateur dont les spectacles réunissent ponctuellement les commerçants de la rue Daguerre. Anecdotique? Certainement pas. Le divertissement proposé par Mystag s'inscrit complètement dans les valeurs et les normes de cette micro-société: on y fait apparaître des liasses de billets, on y découpe une femme sexy, on y charcute un bras. Varda ne s'y trompe pas, qui place Mystag au cœur de sa narration. Cependant, Varda ne se sert pas de Mystag, elle n'en fait l'archétype de quiconque, et garde à son égard, ainsi qu'à l'égard de tous les personnages, une bienveillance réconfortante.

Chaque portrait est filmé de manière très photographique, selon le principe du « quelqu'un quelque part », au cœur de la démarche documentaire humaniste. Aussi le boulanger est-il filmé dans sa boulangerie, la quincaillère dans sa quincaillerie, etc. Chaque cadre est extrêmement soigné, et délivre à l'œil attentif une flopée d'indices sur la personne qui s'exprime. Le cadre de la caméra est aussi le cadre de vie de chacune de ces personnes, en quelque sorte. La photographie est superbe: les visages en clair-obscur font immédiatement de ces personnes des personnages, des âmes errantes dans des vies trop étroites. Comme l'inoubliable dame de la boutique « Au Chardon-bleu », point de départ du film de Varda: une dame âgée au visage plein de douceur et de gravité, comme enfermée dans sa boutique et dans sa vie, une « captive » hors du temps.

Ce portrait à la fois individuel et collectif résonne d'une drôle de manière en 2013, après une campagne présidentielle qui a vu gloser jusqu'à l'overdose journalistes et politiques sur cette France qui se lève si tôt. 40 ans plus tard, les mots et les maux de cette France modeste ne nous paraissent pas un instant datés.

En découvrant ce film brillant, j'ai retrouvé avec une certaine excitation la modestie si puissante d'un certain cinéma documentaire, dit « humaniste ». Ce documentaire-là est modeste par son financement tout d'abord, et, à l'heure où le cinéma de fiction se déchire sur la question des inégalités de salaire, il est bon de le rappeler. Ce cinéma, c'est l'anti- bling-bling, c'est un cinéma qui se vit comme un autre métier de la cité, et non pas comme un métier magique ou hors du commun. C'est un cinéma qui ne fait pas dans le spectaculaire, c'est un cinéma qui nous émeut tout autant qu'il nous éclaire sur l'être humain. Un cinéma à (re)découvrir, incontestablement!

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