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Cette question, je me la pose depuis quelques années déjà, et la beauté vivace de Marriage Story découverte dans mon salon sur l'écran de mon ordinateur portable n'a fait que la raviver. Immédiatement après avoir découvert ce film, j’ai pensé que j'aurais préféré le voir dans une salle de cinéma. J’aurais aimé que le grand écran de cinéma soit l’écrin solennel de ma découverte. Un jugement de pure nostalgie, une réaction d'orgueil à chaud, qu'une réflexion à tête reposée, plus attentive à mon ressenti, est venue contrarier. En y repensant sans le filtre trompeur de la mélancolie, le bonheur d’avoir vu une véritable œuvre s’est substitué à cette réaction. L’important m'a paru se situer ailleurs : m’être sentie traversée, changée par un beau film, comptait finalement plus que le cadre.
Une impression symétriquement inverse à la confusion ressentie lors de certains films vus en salle de cinéma, qui me laissent sur une colère, une frustration; une petite voix intérieure me signalant, maligne, que « ce n’est pas du cinéma ». Un je ne sais quoi, un signal plus émotionnel que cérébral, accompagné d’un sentiment de perte et de tristesse, qui dépasse largement, je crois, le champ du cinéma. Un sentiment d’arnaque!
Devant Marriage Story, je me suis sentie dans une surprise éblouie, un étonnement doublé d'une joie intense. Du cinéma a surgi de mon écran domestique sans que je m'y attende, et c'était un merveilleux sentiment, comme devant toute œuvre dont la beauté nous touche sans que l'on puisse exactement en expliquer la raison. A l'heure où l'on parle des séries comme de véritables oeuvres, si le cinéma peut autant pulvériser les supports et leurs diktats, alors où le trouvons-nous aujourd'hui?
Je ne suis pas de celles ni de ceux qui considèrent le petit écran, de la télévision comme des plateformes, uniquement comme un dépotoir de formes éculées, un flux de narrations sans art. A mon sens, il y a de la beauté parfois sur le petit écran, comme il y en a parfois sur le grand écran. Elles ne sont juste pas du même ordre. Il me semble que l’art de la télévision est lié au support, à sa dimension utilitaire, quotidienne. C’est un langage de flux, de passage, de production d’éphémère pour accompagner, plus que pour transformer les spectateurs. Il n’y a pas de solennité sur un petit écran, peu d’événements, beaucoup d’images. C’est un art du prosaïque, un art terre-à-terre. Un artisanat. Cela peut être laid comme beau, mortifère comme vitalisant.
Les séries fiction des plateformes, ainsi que certaines diffusées sur des chaînes historiques, ont depuis quelques années brouillé les pistes. En cherchant à se distinguer des fictions des chaînes classiques, elles ont joué un jeu dangereux pour le cinéma: celui de nous faire croire qu'elles peuvent, à terme, le faire disparaître. Ce que je n’arrive toujours pas à croire. J’ai regardé des centaines d’heures de séries, pour certaines brillantes, mais je n’ai que très rarement ressenti quelque chose de l’ordre du cinéma. En fait, jamais. Cela ne m’a pas empêché de jouir de ces œuvres, de les trouver géniales, mais ce n’est pas du même ordre que ce que j’ai ressenti devant Marriage Story. L’émotion n’est pas la même. Je dirais que devant une série, elle se situe dans un endroit plus rationnel de mon cerveau. Quelque chose reste contenu, maîtrisé. Par rapport à une expérience cinématographique, le lâcher prise est moindre. Il y a peu d’effet d’hypnose. Le sentiment est plutôt proche de celui d’être accompagné. Les personnages restent à l’esprit, entre deux épisodes, on y pense la journée. On en parle avec des amis. Ils nous semblent proches, nous pouvons nous identifier à eux. Là où des personnages de cinéma me traversent, me défient, m'impressionnent, me laissent pantelante, étonnée. Je n'arrive pas complètement à parler d'eux comme de personnes de mon quotidien. Ils me semblent être ailleurs.
Regarder toutes ces séries, au fil des années, devrait au final nous réconforter sur l'avenir du film de cinéma: comment est-il encore possible, à l'heure de feuilletons aussi brillants, de produire de la beauté et de l'émotion intenses en une durée moyenne aussi furtive qu'une heure et 30 minutes? En ce sens, nous vivons une période de transition intéressante, où le cinéma explose les cadres. Parfois, il émerge, telle une fulgurance, au sein d'une séquence télévisuelle. Parfois, il trouble, comme dans P'tit Quinquin, de Bruno Dumont, où il se joue brillamment du petit comme du grand écran. Parfois, il surgit d'une plateforme, le nouveau et hybride petit écran.
Si le cinéma n’est pas mort, alors il est peut-être ailleurs, nous surprenant, nous réveillant parfois, dans les interstices du flot vertigineux d’écrans de diverses tailles et fonctions auxquels nous avons désormais accès. Il est devenu transversal, à l’image de nos usages et de nos goûts. Il y a du cinéma dans certains films et séries dédiées au petit écran, il n’y en a plus dans certains films érigés en longs-métrages. Cette distinction n’est pas nouvelle, mais elle saute aux yeux, alors que dans cette période post-confinement, nous n’avons toujours pas le droit d’aller au cinéma. Nous n’avons à notre disposition que la télévision et les plateformes. Faut-t-il alors retourner au cinéma ? Faut-il rouvrir les salles ? Faut-il désormais considérer le grand écran comme l'écrin solennel et ponctuel du cinéma? Ou bien au contraire assumer définitivement son caractère hybride, transverse, c'est-à-dire comme lieu de projection de films de cinéma, de films tout courts, mais aussi d'opéras, et peut-être, bientôt, de séries?
En réalité, cela fait bien longtemps déjà que le cinéma n’est plus là où il prétend être. Que le grand écran ne suffit plus à le définir comme tel. Disons que cette fermeture aussi brutale qu'inattendue des salles met cruellement à jour ce jeu de dupes, qui est peut-être en train de tuer la salle de cinéma. Nous pourrions profiter de cette parenthèse unique pour être moins hypocrites, pour sauver la salle de ses mirages. On pourrait par exemple imaginer que Marriage Story ait lui aussi accès à ce grand écran, en complément de sa diffusion numérique. Le grand écran viendrait alors sceller physiquement la rencontre d'un film et de son public. La solenniser. La célébrer. La salle de cinéma arrêterait alors de jouer sur sa seule force de sacralité comme argument pour maintenir sa survie. Ou bien sur sa dimension technologiquement supérieure, argument rendu ridicule au vu du rapport bouleversé aux écrans: de plus en plus perfectionnés, ils offrent déjà une grande qualité de visionnage, quand ce n'est pas le public, notamment plus jeune, qui se moque de la taille tant qu'un bon film y est projeté. Nous pourrions imaginer une salle de cinéma, non pas plus noble mais complémentaire des autres supports. Une salle qui reconnaîtrait la diversité des expériences de vision des films. Une salle qui n'aurait pas peur de son ombre: le langage cinématographique est plus que jamais puissant face à la multiplication des formes audiovisuelles parallèles. Étrangement, frontalement concurrencé, le cinéma en sort grandi, puissamment magnifié. Faisons-lui confiance.