Le déchirement d'un couple ou les affres de l'incommunicabilité
Nous assistons d'abord au déchirement d'un couple amarrédans l'incommunicabilité. Une histoire d'amour qui commence par une demande dedivorce avortée : elle veut partir, lui ne veut pas. Sans sonautorisation, la voilà condamnée. Ce jugement nous indique que leur histoiredoit encore se finir complètement. Jusqu'au bout. Qu'il reste une dernière partie àjouer.
Tous deux sont visiblement issus d'une classe moyenneéduquée (le décor de leur appartement regorge de livres, et plusieurs répliquesconcernent les progrès de leur fille unique au collège). Ils nous sontprincipalement décrits par les autres : « ce sont des gensbien », entend-on à plusieurs reprises de la bouche de différentspersonnages. La caméra, souvent à l'épaule, plus prompte à exprimer dessubjectivités, est ici utilisée à contre-emploi: elle en fait moins des individualités que les marionnettes d'un groupe familial et social. L'histoirede leur déchirement est aussi celle, parallèle, d'une dynamique d'accomplissement de leursdésirs propres, dans une société étouffante. Ils sont des personnages sociologisés tentant d'accéder à une formede libération psychologique. Devenir soi, malgré tout.
Elle, interprétée par Leila Hatami, est une sorte deJuliette Binoche, pas seulement à cause de son teint de porcelaine et de sesyeux de biche, mais parce que son visage ne traduit que des émotionscompassées. On s'attend à du pathos, des cris, des insultes, des traits crispés, tendus, des cheveuxtirés, du sang. De cri, il n'y en aura qu'un, hors champ, d'autant plusdéchirant qu'il est unique.
Le mari, Nader, nous apparaît tel un être déchiré entreses devoirs de fils (son père est atteint de la maladie d'Alzheimer), de mariet de père, et ses désirs d'émancipation. Il semble perdu, sa fille seulesemblant le raccrocher à la réalité. Il survole son propre univers.
Ce couple a quelque chose des Marianne et Johan de Scènesde la vie conjugalede Bergman : devenus incapables de communiquer autrement que par destirades conflictuelles, ni les regards ni les interminables discussions ne leursont plus d'aucune utilité pour tirer au clair les ressorts de leur amour aubord de l'abîme.
Leur fille adolescente est l'alibi de leur déchirement,l'objet de leurs chantages, la première victime de leur désamour. Comme sonpère et sa mère, elle est d'abord « la fille », sans autrepersonnalité que d'être le fruit de ses parents. Sa dernière scène la montrant en proie à l'interrogation, on se dit qu'il est peut-être trop tôt pour qu'elle prenne son envol.
Le déchirement face à la vérité
L'autre forme de déchirement mise en scène est celled'un homme et d'une femme face à leur culpabilité et leurs remords. De nouveau,c'est le regard des autres qui en fait tour à tour des coupables et des innocents.Où l'on voit que la vérité est toujours trouble. Chacun s'arrange avec lesfaits, avec sa conscience, avec sa situation. L'accusé comme l'accusatrice nousapparaissent tous deux comme bons et légitimes dans leur défense, ce qui nourrit unetension déstabilisante pour le spectateur plus habitué au manichéisme qu'à lanuance.
Nader, l'accusé, devient littéralement livide lorsqueaccusé de meurtre, devant le juge, il s'abandonne au mensonge. Peyman Moadiréussit à nous transmettre toutes les nuances de la culpabilité au doute. C'est le héros fuyant de Mon nom est Rouge, d'Ohran Pamuk, qui finit par ne plus savoir s'il a ou non tué. Ou celui de Maudit soit Dostoïevski, d'Atiq Rahimi,lui-même iranien, qui se prend les pieds dans sa propre vérité, allant jusqu'à s'accuser d'un crime qu'il n'a pas commis, dans une quête désespérée du châtiment rédempteur.
L'aide-soignante, l'accusatrice, incarnée par SarehBayat, paye tragiquement sa tentative d'émancipation. Sa piété aveuglel'asphyxie, la galvanise un temps, pour finalement mieux la condamner. C'est moins finement que ses hésitations surgissent, ou peut-être son personnage est-il plus vague, effacé. Les deux ellipses qui entourent son accusation ne donnent pas plus la solution au spectateur qu'aux personnages, ce qui augmente le sentiment d'une vérité introuvable, jusqu'au dénouement final, qui plonge cependant dans un certain désarroi.
La figure du juge est centrale dans le film : verslui convergent toutes les intrigues et tous les personnages. Est-ce poursatisfaire les censeurs qu'Asghar Farhadi en fait une figure paternelle justeet apaisée ? Qu'il s'agisse du juge qui prononce le divorce ou celui quis'occupe de l'affaire de meurtre, celui-ci contrebalance systématiquement lesdéchirements intérieurs des personnages pour les ramener sur le chemin dudevoir. Il est ainsi une figure certes apaisante, mais aliénante pour toutesces âmes en quête d'émancipation.
Le déchirement de la société iranienne
Enfin, Asghar Farhadi exprime dans « Uneséparation » le déchirement de la société iranienne : déchirementsocial, déchirement politique, déchirement économique.
Nader et son ex-femme nous paraissent presque plusproches à nous autres, spectateurs occidentaux, qu'à la femme qu'ils engagent pours'occuper du père de Nader. Laïques (ils sont traités d'« incroyants » parle mari aux aguets de l'aide-soignante) et poussant leur fille à faire desétudes, ils sont une facette séduisante, rassurante même, de la société iranienne. Dans lascène d'ouverture, on se demande si l'épouse souhaite d'abordquitter son mari ou son pays (vite rappelée à l'ordre par le juge: "pourquoi quitter l'Iran? Vous ne vous y sentez pas bien?" Silence de l'intéressée).
Le contraste en est d'autant plus violent avec l'aide-soignante qui vient s'occuper du père de Nader: en tchador, elle n'ose secourir le pauvre vieil homme incontinent alors que celui-ci vient de "s'oublier". Elle met un voile à sa petite fille prépubère, n'ose jurer sur le Coran un fait dont elle doute. Le mari de l'aide-soignante, enflammé et maladroitement agressif, exprime explicitement àdifférents moments l'opposition entre les classes sociales, en accusant le juge d'impartialité. Ses accusations récurrentes en font l'avocat implicite de la détresse des classes populaires, corroboré par un échange entre la fillette et la grand-mère sur les classes en Iran.
Peut-être n'est-ce qu'une fausse impression, mais le réalisateur semble jouer sans cesse sur un fil avec la censure. Rappelons que son confrère Jafar Panahi a été emprisonné plusieurs mois lors du festival de Cannes 2010, et qu'il lui est depuis interdit de faire son métier pour les 20 années à venir. Ce sentiment de recevoir un film tourné "le couteau sous la gorge" ajoute sans conteste à l'aura des personnages, comme de bien tristes métaphores de ce pays-prison.
Pour finir, magnifique mise en abyme de l'expression de ce tripledéchirement, la séquence du générique début et celle du générique de fin sefont écho : au plan inquiétant de papiers d'identité passant mécaniquementà la photocopieuse, répond un plan-séquence bouleversant parce qu'il n'en finitplus, montrant Nader et son ex-femme, chacun d'un côté du cadre, le regard dansle vide, encadrant les déplacements des policiers et des badauds dans letribunal. Fixité et mouvement, la définition-même du cinéma, peut-être du monde qui tourne malgré les idéologies et les régimes...