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Billet de blog 23 juin 2025

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Quatre ans pour enterrer la vérité

Je croyais encore en la justice. Je croyais, naïvement, que dans un État de droit, la mort d’un fils abattu par un policier provoquerait une enquête impartiale, des réponses, peut-être même des remords. Aujourd’hui, je n’attends plus rien. L’État qui a tué mon fils a organisé, pendant quatre ans, l’effacement méthodique de la vérité.

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Ce n’est pas un accident, ce n’est pas une négligence. C’est un système. Quand un policier tue, ce ne sont pas des institutions séparées qui cherchent la vérité : c’est la police qui enquête sur elle-même, sous l’œil complaisant d’une justice qui protège plus qu’elle ne juge. L’IGPN agit sous l’autorité du procureur, et le procureur agit sous l’autorité de l’État. Il n’y a pas d’indépendance : il n’y a que des complicités silencieuses.

Souheil a été tué d’une balle en plein cœur par un policier, lors d’un simple contrôle. Et ce policier-là n’a jamais été placé en garde à vue. C’est le procureur adjoint André Ribes qui a explicitement demandé qu’il soit entendu en dernier, deux jours après les faits, alors que ses collègues avaient déjà pu livrer leur version la veille. Peu importe, à la limite, ce qu’il s’est passé minute par minute : ce qui devrait tous nous alerter, c’est que la justice, elle, ne fonctionne pas. Quand la victime est tuée par un policier, ce n’est plus l’État de droit qui s’applique — c’est une justice qui s’efface dès que la violence vient d’un uniforme.

En janvier 2022, la procureure Dominique Laurens décide de reprendre le dossier en main, officiellement “scandalisée” par la disparition de certains éléments de preuve. Ce geste, à l’époque, nous redonne brièvement espoir : l’espoir que la justice allait enfin retrouver son chemin, que la vérité allait primer sur l’institution. Mais l’illusion est de courte durée : c’est finalement sous sa responsabilité que ce qui restait des preuves va disparaître.

Plusieurs années après les faits, nous avons appris que neuf scellés essentiels avaient été égarés dans l’enceinte même du tribunal judiciaire de Marseille. Parmi eux : des vidéos de surveillance, des enregistrements d’appels aux secours, l’audition filmée du policier tireur… et la balle qui a tué Souheil. Le tout a disparu, sans qu’aucune responsabilité ne soit établie. On nous explique, avec légèreté, qu’il n’y aurait « pas de conséquence juridique » puisque certains éléments auraient été retranscrits dans des procès-verbaux. Comme si retranscrire une preuve équivalait à la détenir. Comme si on pouvait faire confiance à un PV sans avoir les images. Comme si perdre une balle mortelle n’était qu’un détail.

C’est précisément parce que nous nous méfions des écrits de l’IGPN — une institution qui a déjà falsifié des éléments de l’enquête — que nous avons demandé, très tôt, à visionner l’enregistrement vidéo de l’audition du tireur, afin d’en vérifier la conformité. Le juge a refusé, sans avoir besoin de constater quoi que ce soit, car il savait déjà que les scellés, dont cette vidéo faisait partie, avaient disparu. Il le savait, mais ne nous l’a jamais dit. Il aura fallu trois ans pour qu’on apprenne, par une lettre embarrassée, que ces pièces étaient égarées depuis le début.

Nous avons également demandé une expertise balistique indépendante, ce qui aurait été un acte élémentaire dans n’importe quelle autre affaire : refusé aussi. Et à chaque fois qu’un acte nous est refusé, nous faisons appel. Mais le parquet filtre nos recours, copie-colle les arguments du juge, et bloque nos possibilités de motiver juridiquement nos demandes. Un refus peut être contesté, certes — encore faut-il qu’on nous laisse le droit de l’argumenter.

Un cabinet indépendant (Index) a pourtant réalisé une reconstitution numérique. Mais faute des scellés vidéo disparus, le juge n’a pas pu en vérifier la rigueur — et donc, ne l’a jamais utilisée pour interroger le policier tireur lors de son interrogatoire de première comparution (IPC). Une occasion manquée de confronter sa version aux éléments matériels. Ce choix s’inscrit dans la droite ligne de la méthode suivie depuis le début : même lorsqu’il s’agit d’un témoin que le juge lui-même qualifie de « crucial », il ne prend pas la peine de l’interroger en personne.

Ce témoin est auditionné deux ans après les faits, non par un juge, mais par la police locale à Roubaix, ville de naissance du policier tireur, sans que les questions véritablement déterminantes ne lui soient posées. Plus tard, le juge exprimera des regrets : oui, l’interrogatoire a été incomplet. Mais il conclut que c’est « trop tard », car le témoin refuse désormais d’être réentendu. Pourtant, la loi lui permettrait de le contraindre à comparaître. Il ne le fait pas. Il choisit de ne pas épuiser les moyens à sa disposition.

Le juge d’instruction Patrick de Firmas savait depuis longtemps que les scellés essentiels — dont les vidéos et la balle — avaient disparu. Mais il n’officialise leur disparition qu’au tout dernier moment, juste avant de quitter discrètement son poste pour la Martinique. Entre-temps, il aura refusé l’essentiel des actes demandés par la famille, filtrés et bloqués par la chambre de l’instruction. Et pour parachever son œuvre, il refuse de mettre en examen le policier tireur, malgré les contradictions évidentes entre ses déclarations lors de l’interrogatoire de première comparution et les éléments matériels disponibles, notamment les vidéos restantes montrant le positionnement des protagonistes avant et après le tir.

Une justice qui dure quatre ans, c’est une justice qui permet que chaque irrégularité soit traitée isolément, comme un fait divers technique. Tous les six mois : une nouvelle aberration. Mais jamais de lecture globale. Jamais de remise en cause du fonctionnement institutionnel. Des journalistes, parfois compétents mais dépassés, publient des papiers sur des bribes de procédure — et nous, on passe pour des pinailleurs. Contrairement à ce qu’a écrit Camille Polloni, la disparition des pièces n’est pas sans conséquence : elle nous empêche de vérifier les PV de l’IGPN, de confronter les déclarations du tireur à l’image, d’obtenir une expertise balistique indépendante, ou même simplement d’établir les faits avec rigueur. Le mal est profond, et irrémédiable. On ne parle pas d’un vice de forme : on parle de la disparition de la vérité elle-même. Contrairement à ce qui a été écrit, le plus grave, lorsque j’ai rencontré André Ribes, ce n’est pas que des vidéos aient disparu des scellés : c’est que la seule vidéo qui montrait l’intégralité de la scène du meurtre n’a jamais été réquisitionnée par l’IGPN et a été effacée par la Caisse d’Épargne au bout de trente jours.

Si le tireur n’avait pas été policier, l’affaire aurait fait scandale. Elle aurait déclenché une indignation médiatique et politique. Mais là, tout s’étiole. Tout se dilue. La balle a disparu, et avec elle le droit même d’exiger la vérité.

Quatre ans ont passé, et je ne peux toujours pas faire mon deuil. Pas parce que je n’accepte pas la mort de mon fils — mais parce que l’État me l’interdit. Parce que chaque irrégularité, chaque refus d’acte, chaque disparition de preuve est une manière de me dire que sa vie ne comptait pas. Que sa mort n’appelle ni vérité, ni justice. Ce n’est pas seulement de la froideur, c’est du cynisme. Une institution qui efface les preuves, qui protège le tireur, qui retarde l’instruction jusqu’à nous briser. C’est une violence lente, méthodique, couverte par des phrases techniques et des silences complices. On m’a arraché mon fils une première fois. Et depuis, c’est tous les jours qu’on m’arrache le droit de pleurer, le droit de comprendre, le droit de croire encore à la justice.

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Mise à jour le 26.06.25 : Mort de Souheil El Khalfaoui : les scellés égarés au tribunal de Marseille ont été retrouvés

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