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Billet de blog 3 juin 2021

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| Alger, faire du théâtre au sein d’une révolution

Dossier - Reportage sur les traces du théâtre social et politique dans le monde arabe · Seconde partie · Alors que le peuple algérien se soulève contre un gouvernement en place depuis vingt ans, Leila Touchi, comédienne, décide de faire entrer le théâtre dans l’arène politique. Le hirak devient la scène de son spectacle.

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Le son des tambours résonne d’un bout à l’autre de la rue. On entend des cris, des chants. Le soleil tape contre les banderoles des manifestants. Ils sont des milliers à marcher vers la Grande Poste d’Alger, l’un des monuments les plus emblématiques de la ville. Construit en 1910 par des architectes français, l’édifice est une empreinte de la colonisation française en Algérie. C’est devant ce bâtiment symbolique que, chaque vendredi, les Algériens viennent clamer leur mécontentement. Ce jour-là, quelque chose se passe au milieu des manifestants. Une dizaine de personnes en costume créent un cercle et s’emparent de l’espace public. Un homme entre dans ce cercle, rejoint très vite par un autre. « Bonjour à toi, ô, le Régime ! Je crois que tu ne te souviens pas de nous ! Tu as vendu ton peuple. Nous n’avons pas connu la liberté ! Aujourd’hui, nous allons nous expliquer. » Un vieillard s’approche doucement et s’agrippe au bras d’un autre : « Qui sont ces gens ? » « Ce sont des comédiens. » lui répond-on en chuchotant. Une femme à la longue chevelure noire s’avance au milieu de la foule. C’est Leila Touchi. Comédienne et metteuse en scène, c’est elle qui a imaginé ce spectacle. « Quand on a commencé les marches le 22 février, je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose en tant qu’artiste. Après tout, nous sommes le miroir de la société. » Sans attendre, elle réunit une dizaine de jeunes pour porter son idée. « Certains étaient comédiens professionnels, d’autres étaient juste curieux. Ils avaient tous l’envie de porter sur scène une contestation collective. » La pièce se joue dans la rue, au milieu des manifestations. Les comédiens interprètent les martyrs de la guerre d’Algérie revenus pour s’indigner contre le pouvoir actuel, et appeler le peuple algérien au soulèvement. « Ô le système ! Vous avez partagé le pays entre vous ! Vous n’avez laissé au peuple que des miettes et des vieux os. » Depuis la décennie noire, la guerre civile qui dura de 1991 à 2002, le théâtre de rue se fait rare. À cette époque, les islamistes prennent le pouvoir et dictent leur loi partout dans le pays. L’artiste, figure de liberté de vie et d’expression, devient une cible à abattre. « Il fallait jouer cette pièce dehors car aujourd’hui, nous avons récupéré les espaces publics. La rue nous appartient ! » lance la jeune femme.

Soulevé depuis le 22 février 2019 à travers toute l’Algérie, le peuple réclame le départ des anciennes forces gouvernementales et l’organisation d’élections démocratiques. La révolte éclate alors qu’Abdelaziz Bouteflika, président de la République algérienne en place depuis 1999, annonce sa candidature pour un cinquième mandat présidentiel. Six ans auparavant, Bouteflika avait été victime d’un accident vasculaire cérébral. Sa capacité à gouverner le pays était souvent remise en cause dans les médias internationaux. L’annonce absurde de sa candidature résonne alors comme une marque de raillerie aux yeux des Algériens. C’est le début du hirak, ou « mouvement » en arabe. Tous les vendredis, les rues s’embrasent. Hommes, femmes, jeunes, vieillards, enfants, kabyles, toutes les générations et toutes les classes sociales sont représentées. Des haja, femmes âgées, respectables, sont fières de participer aux marches. Elles arborent dignement le croissant et l’étoile rouge. Certains manifestants viennent de loin. « Tous les jeudis, je quitte la Kabylie pour venir marcher à Alger. Je suis obligé de partir dans l’après-midi car le soir, la police bloque l’accès à la capitale. » explique un grand-père sur le bord du trottoir. Les slogans fusent en chanson : « Oh ! Viva l’Algérie ! Yetnahaw gaa ! » (Oh ! Vive l’Algérie ! Qu’ils s’en aillent tous !) La révolution se fait dans le sourire. Des martyrs, le pays en a déjà trop connu. Le 22 février 2019, il n’était pas question de laisser place à la terreur, mais de favoriser l’unité nationale et la recherche commune de solutions pacifistes. C’est dans ce souffle nouveau que le théâtre vient se mêler aux manifestants. « L’idée de cette représentation, c’était justement de faire revenir les anciens combattants, ceux qui ont libéré notre pays du joug français et de leur faire dire : Voyez le pays que vous nous avez laissé. On s’est battus pour avoir un pays libre, et voilà où nous en sommes ! » raconte Leila Touchi. Pour l’actrice, la culture, l’art, le théâtre sont des réponses à l’instabilité actuelle. C’est aussi sa façon à elle de redonner le droit de parole à ceux qui n’en ont plus l’habitude. « Il fallait que tout le monde se réapproprie l’espace public, et pour la première fois, il y avait plus de femmes que d’hommes sur scène ! » Il est difficile pour une femme algérienne de se donner en spectacle. Leila Touchi en a payé les frais maintes fois. « Je viens d’un petit patelin à plusieurs kilomètres d’Alger. C’est une ville conservatrice. Ça reste difficile, voire dangereux d’être actrice lorsqu’on habite dans ce genre d’endroit. » Une nuit, un homme escalade les murs de sa maison et s’introduit dans le jardin. Derrière les barreaux de la fenêtre, il l’observe et menace de l’étrangler. Un souvenir glaçant. « Dans les quartiers populaires, mon travail de comédienne est très mal vu. Par exemple, il ne faut pas que je rentre tard le soir ou on me soupçonne de prostitution. » Leila Touchi est une cible, elle le sait bien. « Je suis une femme libre. J’ai fait des études, et aujourd’hui je fais du théâtre et de la télévision. » Dans ce renversement de pouvoir politique, elle espère également une révolution idéologique. « Mon combat continue. Mon message à toutes les femmes, c’est qu’il ne faut pas abandonner. Nous devons continuer à revendiquer nos droits. Monter sur scène est déjà une révolution. »

Le spectacle de rue de Leila Touchi n’est pas sans rappeler le théâtre populaire de Kateb Yacine, qui dans les années 70 a porté sur scène des combats politiques et engagés. Dramaturge reconnu, Kateb Yacine se disait héritier de la « halqa », la tradition ancestrale du théâtre de cercle. La halqa avait lieu dans les souks. Pour mieux entendre le conteur, le public se plaçait naturellement en rond. Au fil du temps, la coutume s’est détachée de son rôle primitif pour devenir une spécificité du théâtre contemporain algérien. C’est dans cette mouvance que Kateb Yacine a choisi le théâtre de cercle pour se produire dans des lieux inhabituels tels que des usines, des écoles, ou encore sur les places des villages. Il choisissait de rester au plus près des spectateurs, du peuple, et octroyait aux comédiens le rôle social de « dire », la liberté de parole. Disparu en 1989, le poète reste un symbole de révolte contre toutes formes d’oppression et d’injustice.

« Je pense que la culture est l’une des bases d’une avancée intellectuelle dans le monde. Le théâtre est un moyen de résistance poétique. Le hirak, c’est aussi les artistes. » conclut Leila Touchi. En cercle de représailles, les comédiens se donnent la main sous les applaudissements d’un public révolté. En chœur, ils lancent leurs derniers vers : « On a commencé pacifiquement avec des fleurs dans nos mains. On a voulu construire le pays sans jet de pierres. Aujourd’hui, la décision est prise : bye bye le pouvoir ! » 

Illustration 1
Manifestantes dans les rues d’Alger

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