Depuis Tanger, pas besoin de plisser les yeux pour apercevoir les côtes espagnoles. La ville est à seulement quatorze kilomètres de l’Europe. Entre les deux continents, le détroit de Gibraltar comme une frontière marque la séparation entre deux mondes. Nuit et jour, c’est un ballet de bateaux qui franchissent le détroit. Plus de 100 000 navires le traversent chaque année. La médina colorée perchée sur les hauteurs de la ville offre une vue magnifique sur la mer. Pas si loin de la place principale, on croise des mendiants vêtus de leurs burnous et des enfants abandonnés à leur solitude qui respirent de la colle dans de petits sacs plastique. Ce sont les fameux « enfants des rues » de Tanger. Ils ont huit, dix, douze ans. Les yeux sont rouges, le teint est mat et la démarche est fatiguée. Leur plus grand rêve est de rejoindre un cousin, un grand frère, un oncle de l’autre côté. Alors tous les soirs, ils attendent au port qu’un zodiac clandestin puisse les embarquer pour l’Europe.
« Quand je suis arrivé ici en 2004, c’est par la nage que les gamins essayaient de rejoindre les ferrys. Ils s’accrochaient aux cordages du bateau. » Éric Valentin est le directeur du Théâtre Darna. « Darna », ça signifie « notre maison » en arabe. Le petit théâtre est devenu un refuge pour les mineurs de Tanger. Comédien et metteur en scène en France, Éric Valentin a eu l’opportunité de reprendre cette salle laissée à l’abandon et d’en faire un lieu social, éducatif, culturel. D’abord réfractaire à l’idée de travailler avec des enfants, il découvre à Tanger des jeunes assoiffés de liberté. « Le peu d’ateliers que j'avais pu faire avec des jeunes en Europe ne m’avait pas plu. Ils avaient déjà tout vu, tout fait. Il n'y avait plus de curiosité. C'était déjà le rythme effrayant de la surconsommation et du jetable. Ici, je découvre des gosses qui ne sont pas vraiment des enfants moulés dans une chaise d'école. Qui ont un corps. Qui, dans leur vie, doivent se défendre avec la parole. » D'un coup, cet espace devient un vrai terrain expérimental et il constate très vite que le public de Darna n’est pas du tout habitué à rentrer dans des théâtres. C’est un public actif et réactif qui ne manque pas une représentation. Le directeur prend donc très vite le parti pris de transposer sur scène la réalité de la vie des tangérois. L’idée, c’est de mettre en spectacle les tabous de la société marocaine, joués par les jeunes marocains eux-mêmes. C’est comme ça qu’est née la pièce Nous sommes écrite par Éric Valentin et interprétée par deux acteurs du théâtre, anciens élèves de Darna. Deux personnages attendent un passeur. Un des deux hommes rêve de l’Occident tandis que l’autre part pour la Syrie. « Après la chute de Mossoul en 2014, les départs pour la Syrie étaient grassement rémunérés. J’ai toujours constaté que c’était le niveau économique des gens qui poussait à telle ou telle migration. Ni la foi dans les droits de l’Homme en Europe, ni une vraie volonté de faire le djihad. Une mode se substitue à l’autre. »
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Le Maroc est un pays aux multiples visages. Gouverné par le Roi Mohammed VI, ce dernier est le chef suprême, chef des armées et chef religieux du pays. De la luxure ici, il y en a. Elle vient se mêler à la très grande pauvreté d’une population oubliée, empreinte de dictat religieux et de bonnes mœurs. Dans cette atmosphère schizophrénique que révèle parfaitement Tanger, les très riches croisent les plus pauvres. Le cinéma de Nabil Ayouche décrit avec justesse le drame de cette société marocaine. Dans Ali Zaoua, prince de la rue, par exemple, il raconte la vie d’une bande d’enfants des rues de Casablanca. Dans Les Chevaux de Dieu, celle de jeunes terroristes des bidonvilles. Le film évoque un fait divers authentique survenu le 16 mai 2003. Cinq attentats-suicides provoqués par des gamins de Sidi Moumen, un bidonville de Casablanca, causent la mort de 45 personnes. Plus récemment, Nabil Ayouche a fait scandale au Maroc avec son film sur des prostituées marocaines, Much Loved. Noa, Randa, Soukaina et Hlima sont les personnages de son histoire, interdite. Much Loved ne pourra pas être projeté au Maroc car le film fait outrage à la morale et porte préjudice au pays. Loubna Abidar, une des actrices du film est d’ailleurs violemment agressée à Casablanca le 6 novembre 2015, peu après la sortie internationale. À Tanger, un des fléaux de la ville est pourtant bien la prostitution, infantile cette fois-ci. Le Maroc, connu pour son tourisme sexuel, a fait des enfants de la rue des marchandises. En échange d’un peu d’argent, d’un travail, d’un visa, on vend son corps. « Notre but à Darna, c’est de donner aux enfants une autre porte de sortie. » explique Éric Valentin.
Le théâtre n’est pas très grand mais il est bien rempli. Des marionnettes, des instruments de musique, des costumes, des balles de jonglage sont disposés un peu partout. Il y a aussi une bibliothèque, une petite cuisine et une cour extérieure. Les enfants viennent là après l’école pour jouer, pour apprendre, pour manger. Beaucoup sont délaissés par leurs parents, font face à la pauvreté de leur famille, sont confrontés à la violence. Abdelghani Bouzian, artiste et éducateur de rue, travaille en duo avec Éric Valentin. Tangérois, il connait très bien les problématiques de sa ville. « Nous avons à faire à des gens complètement désœuvrés qui essayent de trouver un substitut à l'impossibilité d'ici. » Pour remédier au fléau des enfants des rues, lui et son équipe misent tout sur l’éducation. « Déjà, les jeunes qui passent par le théâtre sont suivis scolairement. Je m’investis personnellement dans ce suivi scolaire en parlant avec leur professeur, en me renseignant sur leur attitude en classe et sur leurs résultats. » Le théâtre met également en place d’autres initiatives. La Maison des jeunes, structure appartenant à l’association Darna, forme les adolescents à des métiers. Certains deviennent boulangers, serveurs, costumiers, électriciens... « Assurer un avenir à ces enfants est notre priorité. On peut devenir un artiste et voyager grâce à son métier. Les jeunes de l’ancienne génération transmettent maintenant leurs savoirs aux petits. »
C’est le cas de Nabil Dourgal, 23 ans. Il est arrivé ici à l’âge de dix ans. Enfant violenté par ses proches, il a peur de tout. Une timidité maladive le ronge. Alors le théâtre, le cirque et la musique lui permettent de reprendre le contrôle de son existence. Au fil des années, il s’approprie son corps, sa voix, son destin. « Le Théâtre Darna m’a sauvé. Éric et Abdelghani étaient comme des pères pour moi. Les autres garçons sont devenus mes frères. » Aujourd’hui, Nabil a trouvé un petit appartement à quelques mètres du théâtre. Il travaille à Darna comme animateur. Son rêve, ce n’est plus celui de fuir le Maroc mais de devenir musicien professionnel. « À Darna, on nous a donné les moyens de développer notre personnalité. On nous a ouvert les yeux sur la réalité de ce monde. Ça nourrit l’esprit. » Quand on lui demande s’il se voit un jour partir d’ici, il répond qu’il doit rester pour transmettre ce qu’on lui a appris. « On m’a ouvert une porte que je ne peux pas refermer. »
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Si le cas de Nabil Dourgal est un exemple pour la nouvelle génération, le directeur du théâtre n’est pas dupe. À Tanger, l’utopie collective se fracasse contre le réel. « L'ensemble de la pourriture alentour les mène la plupart du temps à l'autodestruction. » Ici, l’autodestruction pourrait se traduire par la drogue, omniprésente et disponible très tôt. « Colle, silicone, kif, hachich, pastilla, rabra, coke, héroïne... Tout de très mauvaise qualité à part le hachich. À partir du moment où l’enfant met un doigt là-dedans, c’est terminé. » Depuis quelques semaines d’ailleurs, l’ambiance est pesante au sein du Théâtre Darna. Zarouali, un ado d’une quinzaine d’années a disparu. Petit prodige de l’acrobatie, il est capable d’animer des ateliers artistiques pour les plus jeunes. « C’est la petite star du groupe. C’est l’un des plus doués. » De nature assidue et passionné, le jeune homme ne vient plus au théâtre. Un après-midi, Abdelghani Bouzian rassemble ses élèves et les interroge sur leur camarade. « On l’a vu près du port. Apparemment, il attend un bateau. » Quelques semaines plus tard, Zarouali est enfin aperçu dans les rues. Les yeux rouges, le teint pâle, il déambule sans but précis.
Éric Valentin ne désespère plus. Il a appris à mettre de côté. Il se concentre sur ceux qui ne sont pas encore tombés. Le metteur en scène aime à croire que son travail a eu un impact. « Je pense que beaucoup de choses ont marché ou ont semé des graines qui ne sont pas forcément encore arrivées à maturité, mais qui ont laissé des traces indélébiles. » Des enfants qui sont retournés à la rue, il en a connu des dizaines. Souvent, il a songé à tout abandonner. « Il y a eu deux, trois moments où j'ai vraiment failli tout lâcher du jour au lendemain. Mais je craignais de partir avec des fantômes qui m'auraient hanté. Je préfère partir avec des cadavres, et il y en a beaucoup sur le chemin du théâtre Darna. »