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Billet de blog 3 juin 2021

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| Jénine, un théâtre sous occupation

Dossier - Reportage sur les traces du théâtre social et politique dans le monde arabe · Première partie · Dans le camp de réfugiés palestiniens de Jénine en Cisjordanie, le Théâtre de la Liberté est devenu un haut lieu de la résistance culturelle dans le monde. Au centre d’un conflit historique, le théâtre tente de troquer l’art contre la guerre.

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Le théâtre est bondé de monde, ça crie, ça rit, ça bouge dans tous les sens. Le noir de la salle amène le silence de la foule. Des centaines d’yeux sont rivés sur les petits acteurs qui entrent en scène. Les enfants débarquent sur le plateau sous la lumière jaune des vieux projecteurs. En costume de princes et princesses, sur un air de trompette, ils balancent leurs premières répliques. On apprend la mort du Roi. Le vieil homme a laissé à sa fille, jouée par une petite à la longue chevelure brune, le soin de ramener le soleil dans le palais. Elle devra accomplir cette tâche si elle souhaite accéder au trône. La pièce est une adaptation du conte « La petite lanterne » de Ghassan Khanafani, poète palestinien engagé. Nous sommes en 1993 dans un petit théâtre qui porte bien son titre : le Théâtre de pierre. On lui a donné ce nom en référence à la première intifada, la révolte palestinienne aussi appelée « la guerre des pierres » qui a commencé en 1987 et s’est achevée en 1993. Dans la salle, il y a un petit garçon. Il doit avoir 6 ans. Il s’appelle Ahmed Tobasi et il est né ici, dans le camp de Jénine au nord de la Cisjordanie. Il n’a connu que la guerre, mais aujourd’hui il assiste pour la première fois de sa vie à une pièce de théâtre. D’ailleurs pour lui ce n’est pas du théâtre, « c’est de la magie ! ». C’est pour ces enfants du conflit que Arna Mer-Khamis, juive israélienne militante des droits palestiniens, a décidé d’implanter son théâtre. Son pari, c’est celui de guérir les traumatismes par l’art. Montrer qu’il est possible de résister autrement que par les armes. « L'enfant sous l'occupation militaire est affecté psychologiquement, émotionnellement et intellectuellement. » disait-elle dans son discours d’acceptation du prix Nobel alternatif en décembre 1993.

L’instauration de l’État d’Israël en 1948 a obligé des familles entières à quitter leurs lieux de vie. Entre 700 000 et 750 000 Arabes palestiniens sont contraints à l’exil. Ils prennent quelques affaires sous le bras, laissent leurs maisons, se disent qu’ils reviendront vite. Certains s’installent ici, dans la périphérie de Jénine. Les habitants du camp viennent pour la plupart de Haïfa, la ville des orangers qui bordent la Méditerranée. Ils attendent leur « droit au retour », une possibilité de retourner sur leurs terres d’origine. Au fil des années, les tentes du camp ont laissé place aux murs bétonnés. Ahmed Tobasi grandit là, au milieu des poubelles et des coups de feu. Il a oublié le spectacle de 1993. Le théâtre n’a pas encore changé sa vie. Pour le moment, il vit sa vie d’adolescent comme tout le monde. Il apprend à haïr l’oppresseur et attend une nouvelle confrontation pour livrer combat, pour devenir un martyr. À Jénine, on affiche sur les murs tachés de sang les visages de ceux qui se sont fait exploser. L’art n’a pas sa place dans la guerre.

Le Théâtre de pierre est détruit par un bulldozer israélien en avril 2002, pendant l’Opération Rempart. L’armée israélienne pénètre dans le camp pour traquer des groupes terroristes. Le jeune Ahmed profite de cette seconde intifada pour prendre les armes comme les copains. Lui aussi veut défendre son peuple jusqu’au sang. Devenus jeunes combattants, certains enfants comédiens de La petite lanterne seront tués par les forces israéliennes. D’autres ont réalisé des attentats kamikazes. Tobasi, lui, va passer quatre ans en prison pour avoir participé à la rébellion armée. Dans sa cellule, il amuse la galerie. Du haut de ses 17 ans, il écrit et joue des sketchs pour les prisonniers. Alors il se souvient de cette lointaine pièce qu’il avait vue petit. Il avait trouvé ça magique. Il avait eu envie de monter sur scène et de se mettre à la place des petits comédiens. À sa sortie de prison, il file devant la porte du théâtre. Arna n’est plus de ce monde mais Juliano Mer-Khamis, son fils, a reconstruit le théâtre en 2006 avec l’aide de fonds internationaux. Il l’a rebaptisé le Théâtre de la Liberté. Acteur et metteur en scène en Israël, Juliano est une figure autoritaire qui intimide le jeune Tobasi. « Pour qui il se prend, cet israélien ! » Il passe tout de même deux ans auprès de lui, apprend la technique théâtrale, assez pour lui donner envie d’en faire son métier. En 2008, Tobasi se rend en Norvège où il demande l'asile politique et se forme en tant qu'acteur au Nordic Black Theatre. À Jénine, les spectacles que choisit de monter Juliano Mer-Khamis sont toujours politiques et font souvent polémiques. La tension monte. En 2009, il adapte le roman La Ferme des Animaux de George Orwell. De jeunes musulmans déguisés en cochon s’indignent de leurs conditions de vie : « Dans quel monde vivons-nous ? Soyons francs, notre vie n’est que torture et pauvreté... Révolution ! ». Né de l’union entre une juive israélienne et un palestinien, Juliano incarne à lui seul le conflit. Vivement critiqué par les nationalistes d’Israël et par les conservateurs du camp, il dérange au point qu’on essaie de brûler le théâtre à plusieurs reprises. Un jour de printemps 2011, Tobasi apprend la nouvelle. Juliano a été assassiné à la sortie du théâtre par un homme cagoulé. Cinq balles lui ont transpercé le corps. Cette nouvelle le terrifie et le décide à revenir en Palestine, où il commence à donner des cours et à monter des spectacles.

Illustration 1
Ahmed Tobasi sur scène dans le spectacle « And Here I Am », pièce relatant sa propre vie, Jénine, Palestine

Pour boucler la boucle, Ahmed Tobasi décide en 2019 de remettre en scène La Petite Lanterne, avec des comédiens de Jénine en voie de professionnalisation. « Cette pièce a déterminé ce que je suis aujourd’hui. Quand je l’ai vue petit, c’était la première fois que j’assistais à une vraie pièce de théâtre. Avec de la lumière, des costumes, des effets, de la musique... C’était tellement extraordinaire qu’on pensait que c’était de la magie. » La plupart des enfants comédiens de 1993 sont morts pendant les violences de ces vingt dernières années. Monter ce spectacle est aussi un hommage que Ahmed Tobasi veut faire aux fantômes du passé. « C’est pour montrer qu’au Théâtre de la Liberté, malgré les morts, malgré l’assassinat de Juliano, on continue. » Mais en Palestine, la réalité ressurgit parfois violemment dans les mots de la population. « On arrive avec nos beaux rêves artistiques, et les gens nous répondent : on perd nos proches, nos enfants se font tuer, et vous voulez qu’on fasse du théâtre ? » C’est vrai que c’est un peu absurde, mais Tobasi aime à croire que l’art est plus fort que les armes. Ses spectacles parlent aussi bien des conflits avec l’armée israélienne que du quotidien d’un palestinien de Jénine, soumis aux règles de la communauté. Conscient de vivre dans une société complexe, il analyse la situation de son travail au théâtre. « Avec le camp, on joue au jeu du chat et de la souris. On monte des spectacles contestataires, qui permettent d’ouvrir un peu les esprits et de se questionner sur notre société. Et puis, pour ne pas trop attirer les foudres des conservateurs, on calme le jeu avec des pièces moins rebelles. » Au théâtre de la Liberté par exemple, garçons et filles sont mélangées. Une façon de faire qui ne plaisait pas à tout le monde au départ.  Pour lui, rester en Palestine alors qu’il pourrait vivre en Europe est difficile, mais il sait qu’il sera plus utile ici qu’ailleurs. Il se doit d’essayer de faire changer les choses. Alors il tient bon. « C’est une responsabilité. J'essaierai autant que possible de rester ici et de continuer, même si ce n’est vraiment pas facile. Il y a la situation politique, mais pas seulement. Il y a aussi la communauté, la religion, l’obligation du mariage, etc. La pression sociale est très importante. » 

Illustration 2
La salle se remplit lors de la représentation de la Petite Lanterne, mise en scène par Ahmed Tobasi

Le jour de la représentation, des bus bondés se parent devant le théâtre. Des petits écoliers descendent des véhicules dans une euphorie collective et se ruent devant la porte du bâtiment. Dans leur main, ils tiennent leurs tickets d’entrée sur lesquels est dessinée une lampe à pétrole. Ils dévalent les escaliers. Tous veulent avoir la meilleure place et s’installent les uns sur les autres. Lorsque la pièce commence, on se tait, on regarde, on est ébloui. La princesse devra trouver tous les moyens possibles pour ramener la lumière dans le palais et devenir Reine à son tour. Après avoir construit une échelle pour attraper le soleil, elle tombe sur une vieille dame, une lanterne à la main, qui lui raconte qu’en disant soleil, son père parlait en fait du peuple. À la fin de cette quête extraordinaire, la princesse casse les murs de la forteresse en papier mâché, et laisse le peuple entrer. Elle est couronnée sous un tonnerre d’applaudissements et de cris. « Ce que ce conte dit aux enfants, c’est que nous avons tous droits à rentrer dans le palais. Nous valons autant qu’un roi, qu’une reine. Le pouvoir nous appartient car c’est nous qui construisons un pays. Il faut faire tomber les murs. » confie Ahmed Tobasi.

Illustration 3
Les comédiens de la troupe du Théâtre de la Liberté, Jénine, Palestine

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