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Billet de blog 3 juin 2021

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| La 404 bâchée de l'espoir, une camionnette cernée de terrorisme

Dossier - Reportage sur les traces du théâtre social et politique dans le monde arabe · Troisième partie · Le jeune informaticien passionné de théâtre, Bilel Alaoui, porte sa conviction jusque dans ses actes. Il prône une culture accessible à tous. À bord d’une vieille camionnette, il sillonne les montagnes reculées de Tunisie pour jouer ses spectacles.

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Majel Bel Abbès est une délégation du gouvernorat de Kasserine en Tunisie. Entourée de montagnes, la ville est délabrée, poussiéreuse, silencieuse. C’est ici que Bilel Alaoui, jeune informaticien d’une vingtaine d’années, a décidé d’implanter Venus des Arts. En 2016, le centre culturel est le premier de ce genre à ouvrir ses portes. Le jeune homme est originaire d’ici, sa maison familiale n’est qu’à une centaine de mètres. Tout petit, il rêve déjà de théâtre et participe à des ateliers à Tunis, alors qu’il y étudie l’informatique. « Être artiste en Tunisie, c’est compliqué. Il faut prévoir un autre métier à côté. » Quand il marche dans la rue, les habitants le reconnaissent, le saluent poliment. Le centre est ouvert tous les jours. Les jeunes peuvent y apprendre la musique, le théâtre, la danse. « À Kasserine, il n’y a rien. L’ouverture de ce centre signifie pour moi une véritable révolution culturelle. » Pour répondre à la misère environnante, Bilel Alaoui s’est emparé d’une camionnette. Une vieille 404 bâchée qu’il a retapé en scène mobile. À son bord, il parcourt des kilomètres et des kilomètres sur la frontière algéro-tunisienne. La 404 bâchée est le modèle de voiture le plus familier à Kasserine, utilisé pour transporter le foin et le bétail. Avec ce modeste véhicule, le jeune homme se perd dans les hauteurs où il va jouer dans des petits villages berbères. La vieille carriole est baptisée La 404 bâchée de l’espoir. « Sous le régime de Ben Ali, la censure internet était fréquente. On retrouvait souvent le message – 404 not found – lorsqu’on voulait aller sur tel ou tel site. » Avec humour, il écrit sur sa camionnette « 404, here we find culture ».

La région de Kasserine est l’une des plus marginalisées et des plus pauvres du pays. Berceau de la révolution de 2011 qui a fait tomber le dictateur Zine el-Abidine Ben Ali, plusieurs manifestants y sont morts en martyrs. Soixante personnes descendues dans la rue pour réclamer leur liberté ont été assassinées entre le 8 et le 11 janvier 2011. Trois jours plus tard, Ben Ali fuit par avion en Arabie Saoudite. Le printemps arabe est passé, Kasserine reste malgré tout une zone oubliée de Tunisie. Aujourd’hui, la mouvance terroriste est en plein essor. Les criminels se terrent dans les montagnes alentours, implantent des camps et terrorisent les habitants. En décembre dernier, un berger a été retrouvé égorgé près de son troupeau de mouton. À Kasserine, on est le plus souvent paysan. 30% de la population active travaille dans le secteur agricole, alors que le taux de chômage dépassait les 22% en 2020, selon l’INS (Institut National des Statistiques).

Illustration 1
La 404 bâchée de l’espoir à Majel Bel Abbès, Kasserine, Tunisie

Conscient de l’importance de l’éducation pour sortir le pays de la détresse, c’est dans les écoles que Bilel Alaoui a choisi de jouer ses spectacles. Plus de 50 représentations ont déjà eu lieu partout dans le pays. « On a visité Médenine, Tataouine, Gafsa, Metlaoui, Hammamet, et bien sûr tous les petits villages autour de Kasserine. » Les premiers temps, alors qu’il se rend dans des patelins sans routes, l’artiste est choqué de la misère des habitants. Sans chaussures, le visage terreux et les vêtements déchirés, les gosses l’accueillent avec un sourire jusqu’aux oreilles. « Beaucoup d’enfants ne savaient même pas ce qu’était un spectacle. » À la fin de chaque représentation, il sort de sa camionnette des jeux, des peluches, des friandises. Ce jour-là justement, Bilel Alaoui doit se produire pas très loin de Kasserine. Le village, perdu au milieu d’un désert aride abrite une école primaire. De petits sièges colorés sont disposés à même la terre, sous le soleil. Pour l’occasion, le jeune metteur en scène a rassemblé quelques amis comédiens. Grimés en clowns, maquillés, costumés, le spectacle a un goût de kermesse. Pas de longues tirades, juste de quoi divertir la foule. Les enfants sont ravis. Ils dansent, chantent, sautent, se mêlent aux comédiens dans cette pièce interactive. Les sourires sont sur toutes les lèvres et on comprend dès lors le but de Bilel Alaoui, briser l’isolement culturel de ces jeunes enfants, apporter un peu de couleur au milieu de cette misère sociale. Lorsqu’il s’éloigne à bord de l’inoubliable camionnette, il est suivi par un cortège d’écoliers. « Reviens vite ! »

Selon l’ASSEN, une association tunisienne de soutien aux enfants, Kasserine a affiché un taux d’abandon scolaire de 36,4% dans le primaire en 2015. Les jeunes filles sont encore plus touchées par ce phénomène à cause de la pression sociale. Les collèges étant le plus souvent éloignés, les familles refusent d’installer leurs filles en internat. « En Tunisie, il faut miser sur la culture et l’éducation » affirme le comédien. « Je veux tout faire pour éviter que les jeunes aient envie de partir. Il faut soigner la Tunisie en restant ici. » Le 9 octobre 2018, il est même invité au siège de l’ONU à Genève pour y présenter son initiative. Malgré tout, Bilel Aloui est obligé de sortir l’argent de sa poche afin de pouvoir continuer à rouler. « Au début, je voyais les choses en grand. J’avais vraiment de grandes ambitions théâtrales pour Kasserine. Au final, on m’a donné très peu d’argent pour mon projet et j’ai seulement pu m’acheter cette camionnette et quelques costumes pour les spectacles. » Seul, en situation précaire, le jeune homme continue pourtant de parcourir les pistes désertiques de Kasserine afin de faire vivre son slogan, la culture partout et pour tous.

Illustration 2
Bilel Alaoui au pied de sa camionnette

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