Ivan Jurkovic (avatar)

Ivan Jurkovic

Professeur d’allemand

Abonné·e de Mediapart

2 Billets

0 Édition

Billet de blog 2 juin 2023

Ivan Jurkovic (avatar)

Ivan Jurkovic

Professeur d’allemand

Abonné·e de Mediapart

Droit de grève en danger, le boycott à la rescousse : le cas belge

Face à la lutte acharnée de la bourgeoisie contre le droit de grève en Belgique, les travailleurs et les travailleuses se sont retrouvé.e.s soutenu.e.s par les belges qui font leurs courses. Lutte impressionnante par sa visibilité, elle appelle à s’interroger sur la place que prend ce mode d’action dans les luttes de classe et dans le processus de reproduction du capital.

Ivan Jurkovic (avatar)

Ivan Jurkovic

Professeur d’allemand

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Face à la lutte acharnée de la bourgeoisie contre le droit de grève en Belgique, les travailleurs et les travailleuses se sont retrouvé.es soutenu.es par les belges qui font leurs courses. Lutte impressionnante par sa visibilité, elle appelle à s’interroger sur la place que prend ce mode d’action dans les luttes de classe et dans le processus de reproduction du capital.

Les faits

À Bruxelles, Liège et Namur depuis le 7 mars 2023, les travailleuses et travailleurs de Delhaize, chaîne de distribution alimentaire, essayent de faire entendre leurs droits. L’enseigne entend franchiser de nombreux magasins pour éviter des licenciements qui seraient trop coûteux. Si les employé.es sont alors assuré.es de conserver leur emploi, ils et elles sont également assuré.es de perdre un certain nombre de droits acquis, que leur salaire baissera à terme, et qu’en les transférant à de plus petites entités indépendantes, ils et elles seront sans représentations syndicales 1.

Si les syndicats « dénoncent depuis des mois cette manœuvre perverse », et que les travailleurs et travailleuses ont déjà fait grève et blocages de magasins, et d’entrepôts, ont versé de l'huile sur le sol d'un magasin ou collé des serrures, le bras de fer perdure.

La réaction de la bourgeoisie ne se fait pas attendre, et l’on constate « l’envoi systématique d’huissiers ordonnant des astreintes et une légalisation pure et simple de ce matage patronal par le tribunal de première instance néerlandophone 2 ». Le 19 avril, le tribunal donne raison à la direction de Delhaize et se prévaut de défendre « le droit du commerce face au droit de grève ». L’abandon par les partis « de gauche » a fait le reste du travail. La justice, complaisante avec l’enseigne, a signifié « l’interdiction effective des piquets de grève et de la distribution de tracts à moins de 200 m » de ses magasins.

La riposte arrive : « Dans la nuit du mercredi 26 avril, le collectif dHELLaize réagit au rapport de force en déversant une centaine de litres d’huile de vidange devant les entrées des 5 plus gros Delhaize de la capitale, à savoir Chazal, Hankar, Molière, Fort Jaco et De Fré 3 ».

Le mouvement prend ensuite de l’ampleur le 18 mai : « 131 signataires d’une « carte blanche » parue dans Le Soir du 18 mai 2023 […] décrivent les fouilles à l’entrée des magasins, les gardes de sécurité et la présence policière lors de conseils d’entreprise, l’arrestation de délégués syndicaux, les menaces de non-réengagement de grévistes 4 ». Dans ce sillage, ont lieu un ensemble d’actions autour des magasins, de nombreux tags accompagnent le client qui voudrait s’aventurer au magasin. Des rassemblements ont lieu en soutien et des affiches fleurissent. Des groupes dont ne connaissons pas précisément la nature (qui se disent « citoyens 5 ») ont effectué des tags, clashages de peinture, répendages d’huile, blocages de caddies, et enfin, appelé au boycott. Par ailleurs, des locaux d’huissiers ont aussi été visés.

L’analyse

Faisant partie du secteur improductif, le secteur du commerce pèse sur la plus-value brute extraite du travail pour la production des marchandises, il est le lieu où potentiellement s’exerce un pouvoir puisque l’absence de vente de marchandises garantit que la plus-value n’est pas réalisée. Le boycott est un type d’action qui porte plutôt la marque de l’anarcho-communisme de la propagande par le fait (terrorisme, sabotage, boycott), quoiqu’il soit aujourd’hui plus largement utilisé dans le panel des « mouvements sociaux ». Pourtant, il n’est pas l’héritage exclusif du mouvement anarchiste et peut s’articuler à des luttes dans les secteurs détenus par le capital productif.

Cette pratique se situe en fait au croisement de l’action individuelle et collective : alors qu’elle ne porte pas les stigmates typiques de l’action invidualisée que l’on trouve dans l’écologie bourgeoise (qui est elle-même une forme de boycott diffus ne disant pas son nom), elle en est pourtant potentiellement porteuse. C’est ce qui explique le scepticisme qui peut régner chez les « marxistes » pour l’utilisation de cette méthode.

S’il existe des précédents récents, notamment avec le boycott de Carrefour ou des produits israeliens, cette nouvelle offensive ralliant consommateurs et travailleurs pourrait bien avoir une certaine efficacité, bien que nous devions nous préservons de formuler des hypothèses trop hâtives. Et Ingrid Nyström de nous rappeller :

« En 1880, l’American Federation of Labor publie des listes noires d’entreprises qui ne respectent pas leurs ouvriers. Les boycotts sont particulièrement efficaces dans les villes où la classe ouvrière est forte et soudée, surtout lorsqu’ils ciblent des entreprises qui vendent des produits (tabac, amidon, bière, etc.) aux ouvriers sur des marchés locaux. 6 »

Il ne faudrait pas non plus se faire d’illusion sur la capacité réelle de ces actions à remettre en question le rapport social capital-travail, comme le note Ingrid Nyström : « Il semble plutôt que les actions protestataires, y compris le boycott, prolongent en réalité les formes conventionnelles d’action politique. Loin de s’opposer, ces formes de participation politique se complètent. Et le boycott, en tant qu’acte individuel décidé collectivement, est en phase avec les formes contemporaines d’action collective protestataire. 7 »

Forme donc typique des « mouvements sociaux » n’étant pas de nature prolétarienne, et parfois agrégeant des classes aux intérêts contradictoires, le boycott comporte des risques pour la défense des intérêts de la classe exploitée.

Toujours est-il qu’il est un intérêt du boycott, c’est qu’il permet de visibiliser une grève, de mettre en évidence que le moment de l’achat est un rapport social lui-même résultat d’un ensemble de rapports sociaux. Que l’on soit invité à lutter pour l’amélioration des conditions de travail peut toujours avoir pour pendant d’estimer que le problème serait une forme de surexploitation, et non l’exploitation en elle-même. Il n’en reste pas moins que ce type d’action s’en prend bien au capital, en l’occurence, le capital marchand.

Les pertes subies par les enseignes suite au mouvement des Gilets jaunes 8 et aux interdictions préfectorales de vente d’alcool dans les magasins autour de rassemblements de Gilets jaunes ont montré cependant que d’empêcher de vendre (dans ce cas de l’alcool en période de fêtes) pouvait faire perdre des milliards aux grandes enseignes de la distribution. Cette « sphère de la circulation » est ce qui garantit la réussite du « salto mortale » de la marchandise, c’est-à-dire, qu’elle acquiert sa deuxième qualité qui en fait une marchandise au sens propre : le fait d’être vendue (la première étant d’être le produit du travail humain). Si ce n’est pas le « moment » de la production de la plus-value, il convient de rappeler que c’est bien le moment de sa réalisation. D’ailleurs, c’est au nom de ce risque que le produit ne soit pas vendu que le capitaliste estime parfois être rémunéré. Dans ce domaine de l’économie, qui est le lieu d’activité du capital marchand, les produits sont achetés moins chers à un endroit et revendus plus chers à un autre endroit (ou à un autre moment). La différence entre le prix d’achat et de vente (abstraction faite des frais divers) constitue le profit. Il ne s’agit pas du capital industriel ou du capital porteur d’intérêts, mais les trois sont intimement intriqués.

Enfin, la résurgence de ce type d’actions témoigne qu’il est une classe qui opère de véritables offensives, la bourgeoisie. Le regain de formes de contestation alternatives à la grève montre donc surtout que ce droit est profondément attaqué, et que le rêve si longtemps lointain de son abolition se concrétise. Il ne fait aucun doute que ce rêve bourgeois est notre cauchemar collectif et qu’aucun boycott seul ne sera en mesure de modifier cela.

Les conséquences pratiques

Le boycott peut donc être un moyen efficace de lutte contre le capital, notamment marchand. Il convient cependant d’être très vigilants quant aux limites de ce type d’action, et à sa nécessaire articulation avec une lutte de travailleurs et de travailleuses. Alors qu’une lutte importante a lieu en France dans une entreprise qui ne relève pas strictement du capital marchand, Verbaudet, cet outil pourrait se révéler utile. Notons que la particularité de cette entreprise est de ne pas dépendre d’un capital marchand, mais de produire et de vendre, ce qui rend potentiellement moins problématique un boycott qui ne serait ainsi pas seulement limité à s’en prendre à la circulation marchande, au capital marchand, comme dans le cas de Delhaize en Belgique.

Comme bien souvent en matière de lutte sociale, il s’agit surtout de se poser les bonnes questions, plutôt que de fournir les bonnes réponses. Le boycott repose sur le « pouvoir d’achat », l’accès aux biens, et celui-ci est fondamentalement traversé par des différences de classe qu’il convient de prendre en compte dans son utilisation : tout le monde peut-il y participer ? Qui ne peut pas et pourquoi ? Quels sont les biens concernés par le boycott ? Et enfin, cette pratique vient-elle soutenir une lutte préexistante ?

La manifeste offensive de la classe bourgeoise à laquelle nous faisons face dont témoigne cette nécessaire diversification des méthodes de lutte face à l’abolition en pratique du droit de grève, devrait sonner le tocsin du rassemblement de classe. Pour de multiples raisons, nous n’y sommes pas, mais la nécessaire organisation, et plus seulement défensive, serait une conséquence pratique indubitable de cette offensive bourgeoise.

1 Gabrielle Lefèvre, Delhaize: la Justice ne fait pas grève, Entreleslignes (https://www.entreleslignes.be/humeurs/zooms-curieux/delhaize-la-justice-ne-fait-pas-gr%C3%A8ve).

2 https://www.infolibertaire.net/etudes-de-huissiers-et-magasins-delhaize-vandalises-dans-plusieurs-villes/

3 https://stuut.info/Riposte-a-l-interdiction-des-piquets-de-greve-Delhaize-1891

4 Gabrielle Lefèvre, Delhaize: la Justice ne fait pas grève, Entreleslignes (https://www.entreleslignes.be/humeurs/zooms-curieux/delhaize-la-justice-ne-fait-pas-gr%C3%A8ve).

5Le collectif « Boycott Delhaize » se dit « composé de citoyens soutenant les travailleurs de l'enseigne au lion: « Un collectif appelle au boycott de Delhaize », L’écho, 25 mai 2023, https://www.lecho.be/entreprises/grande-distribution/un-collectif-appelle-au-boycott-de-delhaize/10470171.html

6 http://www.revue-democratie.be/index.php?option=com_content&view=article&id=1130:le-boycott-une-forme-de-protestation-contemporaine&catid=61&Itemid=201

7Ibid.

8 « Le 17 novembre, pour la première grande journée d’action, le chiffre d’affaires de vente des produits de grande consommation a baissé de 35 %. Le samedi suivant a été également très perturbé, entraînant par exemple un recul de 18 % des ventes alimentaires ». (https://www.la-croix.com/Economie/Gilets-jaunes-des-pertes-chiffrent-milliards-deuros-2018-11-28-1200986005 ).

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.