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Billet de blog 9 mai 2023

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Retraites : retour sur l'évolution de la situation politique et sociale en France

Dans le mouvement de protestation contre la réforme des retraites, les syndicats ont joué de manière exemplaire leur rôle d'encadrement du mouvement. Mais on ne peut constater de rupture. La défense du travail salarié fait toujours partie de l'identité de la gauche traditionnelle, sans que cette prise de position soit présentée théoriquement ou stratégiquement comme un problème. Les voies sans issue de la défense de l'État social constituent encore l’avenue de la promenade protestataire traditionnelle.

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Lorsque le mouvement contre la réforme des retraites a pris la forme d'une vaste contestation entre janvier et mars en France, les tensions habituelles dans l'analyse et la pratique étaient déjà présentes : le jugement majoritaire et parfois exagéré de la possibilité d'une grève illimitée à laquelle appelaient des syndicats comme Sud-Solidaires s'opposait au réalisme des syndicats les plus réformistes qui soutenaient les manifestations de rue et l'unité derrière la bannière de la défense du système de retraite.

Dès les premiers jours, les ponts impossibles à bâtir au sein du mouvement se sont fait sentir : une partie de la population laborieuse, qui ne participait pas auparavant à de tels mouvements nationaux, était encore absente.

Le pays se trouvait à la fin d'une grève particulière qui avait eu lieu dans les raffineries de pétrole de novembre à décembre et qui s'était invitée dans le quotidien de la population. La réquisition et la violence d'État montraient comment celui-ci était prêt à répondre à des mouvements sociaux isolés et nationaux. La guerre en Ukraine apparaissait alors déjà clairement comme un prétexte pour des décisions politiques qui devaient affecter le quotidien de la population pauvre.

Des déclarations et des législations racistes et anti-pauvres battent la mesure du quotidien sur la mélodie d'un appareil d'Etat qui prend résolument le chemin de l'autoritarisme.

Étonnamment, et sans s'y opposer concrètement, le Rassemblement national (ex-FN) est apparu comme une opposition et une alternative au gouvernement actuel. Les locataires actuels du gouvernement bourgeois donnent des signes de préparation au changement de pouvoir en direction du RN.

Les syndicats ont joué de manière exemplaire leur rôle d'encadrement du mouvement : l'unité comme Graal suprême était présente, et cette unité devait être préservée pour réussir. La lente mais sûre « radicalisation » des pratiques nées de la réponse brutale de l'Etat a réalisé le travail de diffusion de l'habituel mot d'ordre de division entre blackblocks agressifs et syndicats en symbiose avec l'Etat et acceptant les règles de la démocratie parlementaire.

Jusqu'ici plutôt réservée aux jeunes pauvres issus de l'immigration, la violence policière s'est cette fois-ci particulièrement exercée contre les lycéen.nes, alors que le mouvement étudiant n'a pris que très lentement de l'ampleur à la mi-février.

Le mouvement simultané contre les « méga-bassines » de Sainte-Soline apparaît cependant comme un nouvel élément qui fait le lien entre les différentes composantes de la contestation d'un Etat hostile aux pauvres et à l'écologie. La violence de cette intervention, qui a mis (et met toujours) en danger la vie de militant.es, a provoqué un changement dans la politique de répression, avec la diminution de l'utilisation de certaines armes de guerre.

Dans un discours du 17 avril qui devait sonner la fin de la réforme, le président a annoncé 100 jours de repos, ce à quoi les protestataires ont répondu par 100 jours de poursuite du mouvement. Chaque apparition d'un ou d'une ministre est accueillie par de petites interventions qui se présentent comme des « casserolades ». Ces manifestations, notamment parce qu'elles ont lieu pendant les heures de travail, peuvent rassembler moins de participants, mais elles existent.

La particularité de ce cycle de protestation est l'apparition de manifestations dans de nombreuses petites villes qui n'avaient parfois jamais connu de manifestation auparavant. Dans ces villes, c'est parfois plus de 50 % de la population totale qui manifeste dans les rues.

Il est clair que le mouvement des Gilets jaunes s'est retiré. Cela vient de la répression de ce mouvement, cependant aussi de la nature d'un mouvement de protestation qui concerne les conditions de travail, plus que les thèmes qui ont fait apparaître le mouvement à l'époque.

Analyses et stratégies

L'évolution habituelle du discours de division des manifestants entre pro et anti violence a de nouveau fonctionné. La défense d'un système de retraite intrinsèquement problématique s'est à nouveau présentée comme une fausse piste pour l'horizon de réflexion du mouvement de protestation. Les discours des partis ont trouvé une mythologie de l'État social stratégiquement pertinente. Certains théoriciens, comme Bernard Friot, qui défendent le mythe du fondement d'une pratique communiste de la valeur dans la construction du système de retraite français, ont ainsi gagné en audibilité.

Si une grande partie des analyses marxistes qualifient ces manifestations de réformistes (ce qu'elles sont) et adoptent donc une stratégie de non-participation (ce qui peut être discutable), certaines analyses marxistes ont également contribué à une meilleure compréhension de la situation. Nous pensons notamment à des textes comme « La protestation en cours sur les retraites » 1 ou « Fin de parcours » 2, qui replacent à nouveau cette contestation dans le cycle plus large des mouvements de protestation depuis 20 ans en France, et qui posent la question du rôle de l'Etat, des retraites et de la contestation dans le cadre de la dynamique de reproduction du capital.

On ne peut pas constater de rupture en France au vu des pratiques et des analyses. Le pont entre mouvement écologiste et lutte pour de meilleures conditions de travail, qui aurait pu avoir lieu avec les événements de Sainte-Soline, n'a pas été construit.

La défense du travail salarié fait toujours partie de l'identité de la gauche traditionnelle, sans que cette prise de position soit présentée théoriquement ou encore stratégiquement comme un problème. Les voies sans issue de la défense de l'Etat social constituent encore l’avenue de la promenade protestataire traditionnelle.

Une nouvelle défaite s’impose, et nous n’en sommes pas encore au bout puisque sévit la répression juridique (procès, prison, amendes, etc.). Les attaques autoritaires contre les associations d'autodéfense juridique (à Rennes et à Nantes) montrent que les formes élémentaires même de la défense contre l'arbitraire de la répression violente sont en danger.

L'utilisation généralisée de la législation antiterroriste et les nouvelles lois adoptées pour les Jeux olympiques (justement pendant le mouvement de protestation), les attaques policières contre la presse, l'utilisation massive de la garde à vue arbitraire, etc. impliquent que toute remise en question, même minime, de la situation sociale devient encore plus dangereuse.

1 http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article530

2 http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article531

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.