Pourquoi venir au Chili ? « Pour la revanche ! » : telle était ma réponse, ironique mais avec un brin de fierté, lors de mes trois séjours au Chili en 2021, 2024 et 2025, à l’occasion de travaux sociologiques portant sur la justice sociale et sanitaire. L’ironie a désormais un goût amer : si ma famille a hébergé des réfugiés chiliens, suite au coup d’Etat en 1973, ce sont bien plutôt les héritiers de Pinochet qui accèdent au pouvoir. La révolte étudiante, féministe et sociale de l’Estallido, en 2019, a tourné court : le projet de refonte de la constitution a échoué et le nouveau président Kast a envisagé de libérer le pire tortionnaire de la dictature, en prison à vie.
Comment en est-on arrivé là ? Il y a eu des chiffons rouges : en 2021, la gauche s’est crue en terrain conquis du fait du mouvement social précédent et a proposé, notamment, de mettre la pluri-nationalité dans le projet de Constitution, rejeté par référendum. Si louable soit-il, ce point de vue n’est populaire ni chez les Chiliens, qui se pensent comme une nation unie, ni auprès des Mapuche, minorité qui ne se sent pas chilienne. L’actuel gouvernement Boric a certes fait des efforts pour l’accessibilité des services publics, mais l’attente reste démesurée pour un rendez-vous médical, alors que le nombre de demandes a augmenté. Dès 2018, le Chili a créé un « visa démocratique » pour des réfugiés vénézuéliens qui ont pu voter après cinq ans de résidence, y compris contre les derniers arrivés. S’ils ne concurrencent pas tant les nationaux sur le marché du travail, les migrants de divers horizons accèdent au logement, à l’éducation, à la santé, aux transports publics, à la retraite. Cette « concurrence » forme un terreau fertile pour criminaliser les étrangers, à un moment où la drogue et la mafia ont fait irruption dans le pays. D’autres, notamment des jeunes, votent pour la prospérité, assimilant richesse des uns et richesse pour tous. L’alignement des étoiles en somme, pour une droite traditionnellement dure, avec désormais une composante populiste.
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Face à elle, la gauche chilienne conjure son inquiétude comme elle peut : Kast serait pragmatique, la démocratie et les acquis sociaux enracinés, sans plus grand-chose à privatiser ; un droit à l’avortement déjà très limité, une droite classique répugnant à rejoindre un gouvernement réputé novice et ignorant. De plus, le gouvernement Kast n’aura pas de majorité parlementaire claire, devrait craindre le mouvement social, même en déclin, voire aurait à endosser une crise économique majeure, si la bulle de l’IA éclate. Quant aux étrangers, où les expulser ? Le Pérou ferme ses frontières, la Bolivie est trop pauvre, quant à l’Argentine de Milei, ce n’est certes pas une terre d’accueil. Le risque reste perçu pour la culture, les droits des femmes. Celui du laissez-faire l’est moins : les lobbies économiques vont trouver une oreille favorable pour leurs projets miniers dévastateurs, l’appropriation de l’eau, ainsi que le lobbying politique contre les minorités, le droit du travail, ou pour le prix élevé du logement, la présence religieuse et les conservatismes de tous poils.
Mais non : pour la gauche, le Chili n’est ni l’Argentine, ni les Etats-Unis. On compare plus volontiers à la France, son clivage droite gauche, la tradition républicaine, l’extrême droite xénophobe et populaire : « Que ferait le RN au pouvoir ? », m’a-t-on rétorqué. Vu de France, le Chili peut être considéré en effet comme une (nouvelle) terre d’expérimentation de l’extrême droite. Et de la résistance.
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Ivan Sainsaulieu est professeur de sociologie à l’université de Lille, membre de l’IUF, auteur notamment de Révolutionnaire professionnel. Un terrain politique et sociologique (Le Bord de l’eau, 2024).