Dans l'émission de France 2 Des paroles et des actes du 22 mai consacrée aux élections européennes, Stéphane Le Foll a répété : « Vous mentez… Il est faux de dire que l'Europe subventionne ses exportations agricoles. L'Europe ne les subventionne plus comme cela a été le cas il y a quinze ans. Il faut cesser de se culpabiliser sur quelque chose qui n'existe pas ». J'ai alors posté le 23 mai ce billet sur Médiapart : Stéphane Le Foll ment sur les subventions de l'UE à l'exportation, billet qui a suscité quelques commentaires conduisant à approfondir le débat sur le découplage des aides et les subventions à l'exportation.
1) La réaction la plus intéressante est celle de Michel Jacquot (1), de l'Académie d'agriculture, un expert de la PAC et des négociations du GATT et de l'OMC puisqu'il est entré à la Direction générale de l'agriculture de la Commission européenne en 1964 avant de rejoindre le cabinet de Jacques Delors de 1984 à 1987 et d'être directeur du FEOGA – le Fonds européen d'orientation et de garantie agricole, qui gère le budget de l'agriculture européenne – de 1987 à 1997. La voici :
« Ah ! Cette polémique sur les exportations subventionnées de la Communauté ! On ne saurait faire grief à Le Foll de ne pas « savoir » ce que d’autres, un peu plus au bas de l’échelle – rue de Varenne, au Ministère de l’Economie, au sein des organisations professionnelles, à la Commission et à l’OCDE qui a lancé, la première, le découplage – devraient, eux, impérativement connaître. Je ne prends pas pour autant sa défense.
Tous ces gens vivent encore dans le schéma simpliste qui leur a été vendu en 1992 (notamment par la Commission), lorsque l’Accord OMC sur l’Agriculture a été établi, suivant lequel il y avait des subventions directes aux exportations (en jargon communautaire des restitutions) qui devaient être progressivement réduites (en quantités et en unités financières) et des aides directes aux revenus qui elles aussi devaient être réduites, sauf si elles étaient découplées.
Ce schéma ne reposait sur rien de juste. Comment s’imaginer, en effet, qu’une subvention quelconque, un DPU ou un DPB, n’a pas un effet sur les exportations (ou les importations). Les négociateurs de la Commission – Guy Legras en tête –, mais aussi la Nouvelle Zélande, l’Australie, les autres membres du Groupe de Cairns, ont cru naïvement au discours des Américains qui prétendaient qu’une aide découplée n’avait qu’un effet restreint sur les exportations (et les importations). Foutaise ! Aveuglement total ! Il a fallu, au niveau CEE, que l’Organe d’Appel de l’OMC sur le sucre (d’avril 2005) – que vous citez justement – écrive grosso modo que « tout versement financé en vertu d’une mesure des pouvoirs publics sous formes de transferts de ressources par le biais d’un subventionnement croisé est une subvention à l’exportation » pour leur ouvrir les yeux.
Mais cela, la Commission ne l’a jamais dit ouvertement, le découplage ayant été présenté – et continue à l’être (voir ce qu’écrit l’ami Tomas Garcia Azcarate) – comme la potion magique permettant de dire et d’affirmer, comme LE FOLL l’a dit, que « on » (CEE, USA, Brésil, etc.) ne subventionnait plus ou pas à l’exportation.
Jusqu’à quand l’on continuera de mentir ? Quand fera-t-on savoir que les négociateurs européens ont été bernés par leurs collègues américains ? A quand l’heure de vérité ?
Question subsidiaire : Croyez-vous sincèrement que Bayrou, Jadot et autre Mélenchon savent tout cela mieux que Le Foll ? Ne les bénissez pas non plus. »
Je partage totalement l'analyse de Michel Jacquot. Il est évident que Bayrou, Jadot et Mélenchon sont loin d'en savoir autant que Le Foll mais ils ont eu le grand mérite dans ce débat – largement occupé par les questions d'immigration du fait de la présence de Marine Le Pen sur le plateau – de souligner que les migrants africains en Europe étaient souvent des paysans paupérisés par leur incapacité à concurrencer les produits agricoles subventionnés importés de l'Union européenne et qu'il fallait donc attaquer le problème à la source, en leur permettant de vivre dignement et de nourrir l'Afrique.
2) Tomas Garcia Azcarate : puisque Michel Jacquot le mentionne, citons quelques extraits de ses positions sur le découplage et les subventions à l'exportation. Tomas Garcia Azcarate est à la Direction générale de l'agriculture de la Commission européenne depuis 1986 où il a occupé plusieurs postes et est actuellement Conseiller en charge de la coordination et de la production des analyses économiques à court terme des marchés agricoles. Il est maître de conférences à l’Institut d’études européennes de l’Université libre de Bruxelles et est membre étranger de l'Académie d'agriculture de France depuis 2009. Il joue aussi un rôle majeur très positif dans la diffusion quotidienne sur internet des multiples analyses sur les marchés et politiques agricoles au niveau international. Malgré nos analyses opposées sur la PAC il est néanmoins un ami.
« L’évolution de la PAC, en particulier depuis la réforme de 1992, représente dans ce sens une évolution positive : découplage progressif des aides » (lire ici).
« Les paiements contra-cycliques : une fausse bonne idée. Dans le cadre du Groupe PAC de l’Académie de l’Agriculture de France, nombreux sont mes collègues qui insistent sur la nécessité de remplacer les aides directes découplées instaurées par la Politique Agricole Commune (PAC) par des paiements contra-cycliques, en droite ligne de ce qui est en train d’être décidé de l’autre côté de l’Atlantique…
Même si cela était possible, ce ne serait pas convenable car nous pénaliserions les autres agriculteurs du monde et, en premier lieu, ceux des pays en développement…
Si les prix sont bas, c’est qu’il y a abondance d’offre. La solution pour dégager le marché est d’augmenter les exportations. Le paiement contra-cyclique se transforme alors automatiquement en une restitution à l’exportation. Nous stabiliserions notre marché en exportant notre instabilité vers le marché des autres. Qui en serait victime ? En premier lieu les producteurs agricoles des pays qui ne disposent pas des fonds publics nécessaires pour résister une telle concurrence déloyale, c’est-à-dire les agriculteurs exportateurs des pays en développement et les agriculteurs des pays importateurs.
Le résultat des courses serait un retour à la vieille PAC, avec des exportations subventionnées. Est-ce bien ce que nous voulons vraiment ? » (lire ici).
Tomas Garcia Azcarate manque d'imagination quand il déclare « Si les prix sont bas, c’est qu’il y a abondance d’offre. La solution pour dégager le marché est d’augmenter les exportations. Le paiement contra-cyclique se transforme alors automatiquement en une restitution à l’exportation. » Et pourquoi donc la solution ne serait-elle pas plutôt d'arrêter les importations? Ce qui ne déstabiliserait pas le marché de la majorité des PED d'où l'UE importe surtout des produits qu'elle ne produit pas (notamment produits tropicaux et aliments du bétail protéiques) alors qu'elle exporte effectivement des produits alimentaires de base (céréales, sucre, viandes et produits laitiers) qui concurrencent tous les PED.
« Il faut tout d'abord noter que, et ce pour la première fois depuis que l'agriculture a été réincorporée aux négociations commerciales internationales, la PAC et l'agriculture européenne ne sont plus un des facteurs de blocage. Cette nouvelle situation, inédite, est due aux réformes successives de la PAC que nous avons vues lors du Cours, y compris bien évidemment la réforme de 2003 » (lire ici).
Tomas Garcia Azcarate prend ses désirs pour des réalités sous prétexte que l'UE a notifié dans la boîte verte de l'OMC ses aides soi-disant découplées du RPU (régime de paiement unique) et RPUS (régime de paiement unique à la surface, variante du RPU pour les nouveaux Etats membres d'Europe de l'Est) de 2005-06 à 2010-11. Ce n'est pas parce que cette notification n'a pas encore été attaquée à l'OMC qu'elle ne le sera pas et qu'elle légitime le découplage. D'ailleurs, le fait que les USA aient continué à notifier dans la boîte verte leurs aides directes fixes de 2005 à 2011 malgré que l'Organe d'appel de l'OMC ait jugé en mars 2005 qu'elles n'étaient pas en boîte verte, ne les a pas empêchés de les supprimer dans le Farm Bill de février 2014 dans la mesure où le Brésil menace à nouveau de les poursuivre à l'OMC.
« La raison première pour laquelle la Commission proposa cette réforme fut d'anticiper les prochaines négociations de l'OMC; de permettre à l'Union Européenne d'avoir une attitude offensive; que l'agriculture européenne ne soit plus l'un des obstacles majeurs à un accord commercial international; de sortir la PAC du banc des accusés pour ainsi pouvoir dessiner une Politique Agricole Commune qui nous convienne…
L'introduction du RPU supprima les liens entre la production et les subventions. Ses objectifs déclarés furent les suivants:
• permettre aux agriculteurs de produire suivant la demande du marché;
• promouvoir une agriculture écologiquement et économiquement durable;
• simplifier l'application de la PAC pour les agriculteurs et les administrateurs;
• renforcer la position de l'UE dans les négociations commerciales de l'OMC sur l'agriculture…
En ce qui concerne le soutien aux exportations, l'Union Européenne annonça sa volonté de renoncer à toutes ses restitutions à l'exportation dans le cadre d'un accord équilibré sur l'ensemble des soutiens à l'exportation, c'est-à-dire les crédits aux exportations, l'aide alimentaire et les entreprises commerciales d'état ou équivalentes.
En ce qui concerne le soutien interne, il fallait s'assurer que notre soutien avait l'impact le plus réduit possible sur les agriculteurs des pays tiers et, en particulier, les agriculteurs pauvres des pays en développement. Une réduction des mesures incluses dans la boîte orange, en premier lieu, mais aussi bleue, était nécessaire. Plus grande sera cette réduction, le plus nos négociateurs auront de marge pour pouvoir défendre l'essentiel » (lire ici).
Tomas Azcarate n'est pas à une contradiction près. D'abord quand il écrit « permettre aux agriculteurs de produire suivant la demande du marché », il feint d'ignorer que les prix agricoles dans la PAC ne sont plus des prix de marché depuis les réformes de 1992 et 1999 puisqu'ils ont été largement abaissés artificiellement grâce aux aides directes compensatrices couplées (boite bleue) puis soi-disant découplées (boîte verte) depuis la réforme de 2003. Ensuite quand il écrit : « l'Union Européenne annonça sa volonté de renoncer à toutes ses restitutions à l'exportation dans le cadre d'un accord équilibré sur l'ensemble des soutiens à l'exportation » alors même que la nouvelle PAC 2014-20 a maintenu la possibilité d'en accorder aux articles 196 à 203 et 2219 à 221 du règlement n°1308 du 17 décembre 2013 sur l'organisation commune des marchés de produits agricoles. Enfin et surtout, puisqu'il écrit que « En ce qui concerne le soutien interne, il fallait s'assurer que notre soutien avait l'impact le plus réduit possible sur les agriculteurs des pays tiers », c'est bien du dumping dû au soutien interne dont il parle !
« Il y a 2 niveaux : ce qui pourrait être désirable et ce qui est possible. L'Organisation mondiale du commerce (OMC) ne sera pas remise en cause. Donc, principe de réalité oblige, le découplage ne sera pas remis en question… Le découplage, c'est une certaine logique : à l'époque où il y avait des excédents, il y a eu une diminution des prix pour avoir un retour a l'équilibre. Il fallait compenser cette diminution des prix, d'où la mise en place d'aides partiellement découplées, ca a des avantages, ca a réglé ce problème. Mais oui, il y a aussi des inconvénients ; tout outil a des avantages et des inconvénients » (lire ici).
Tomas Azcarate ne conçoit pas que l'on puisse utiliser des outils qui n'aient globalement que des avantages si l'on prend en compte l'impact sur le reste du monde.
« Nous ne pouvons transférer aux autres paysanneries du monde, et encore moins à celles de pays en développement, nos problèmes structurels. Ainsi, qu'on nomme ceux-ci "restitutions à l'exportation" en Europe ou "paiements contra-cycliques" aux Etats-Unis, ce sont là des pratiques à exclure d'une politique agricole soutenable et solidaire. »
Oui, à condition d'avoir une définition complète de ce que sont les subventions à l'exportation, qui ne se limitent pas aux restitutions – ainsi qu'aux garanties de crédit à l'exportation, à l'aide alimentaire excessive et au recours aux entreprises commerciales d'Etat selon la définition très restrictive des conférences ministérielles de l'OMC – comme l'Organe d'appel de l'OMC l'a souligné !
3) Alan Matthews: puisque Tomas Garcia Azcarate écrit que « Alan Matthews n'est pas seulement mon Président des Economistes agricoles européens, c'est l'un des meilleurs de notre profession et il gère un blog sur la Politique agricole commune qui mérite d'être suivi régulièrement » (lire ici), intéressons-nous à ce que dit Matthews sur le RPU soi-disant découplé et sur les subventions à l'exportation.
Sur le découplage du RPU Allan Matthews fait état en juin 2009 d'un article de trois chercheurs du Centre de recherches en économie rurale du Teagasc (Irlande) qui ont estimé, sur la base d'un modèle de simulation d'équilibre partiel, la mesure dans laquelle les producteurs irlandais de céréales et viande bovine ont traité le RPU comme des aides couplées ou découplées sur la période 2005-08. Leur conclusion est sans appel : « ils ont conclu que les exploitants agricoles traitent ces aides comme totalement couplées » (lire ici).
Sur les subventions à l'exportation, Alan Matthews feignait de croire en septembre 2013 que les dispositions sur la mise en œuvre de restitutions pour la PAC 2014-20 sont sensiblement moins impératives que celles de la PAC actuelle et qu'au moins deux produits – le vin et les fruits et légumes – ne sont plus éligibles (lire ici). En avril 2012, il faisait état d'une étude portant sur les données de 2004 mais avec des projections de taux de restitutions identiques jusque 2013 et concluant que les restitutions n'étaient finalement pas avantageuses pour l'UE elle-même puisque les ressources élevées qui leur étaient consacrées étaient plus importantes que les avantages pour les producteurs. Dans tous les cas Alan Matthews considère que les subventions à l'exportation se limitent aux seules restitutions mais ne prend pas en compte les aides internes aux produits exportés (lire ici).