Le billet paru récemment sur le blog de Jean-Louis Legalery consacré au mot pied-noir, ainsi que la discussion qu'il a suscitée m'ont rappelé quelques souvenirs de propos racistes, dont certains pas piqués des vers, que j'ai eu l'occasion d'entendre pendant mon service militaire en Algérie où j'ai passé sept mois en 1962-1963, juste après l'indépendance.
Je dois dire tout d'abord dire que pendant tout mon séjour en Algérie, j'ai côtoyé quotidiennement le racisme ordinaire (si je puis dire) : pas une fois, je dis bien pas une seule fois je n'ai entendu fut-ce un seul de mes camarades, des conscrits comme moi, désigner les Algériens autrement qu'en employant un terme péjoratif et insultant. Les mots dont ils disposaient étaient nombreux et variés et je n'ai pas le goût de les reprendre ici : ceux qui me lisent les connaissent aussi bien que moi. Deux fois pourtant, j'ai été littéralement estomaqué par l'effarante bêtise de mon interlocuteur. J'ai toujours pensé qu'il fallait être tout à la fois imbu de soi et bête, pour être raciste. Mais ces deux fois là, toutes les limites de la bêtise avaient été franchies. La première fois, mon interlocuteur était un parachutiste de deuxième classe, un appelé très probablement. Il était responsable du foyer du camp de parachutistes de Blida où, bien que n'étant pas moi-même parachutiste, j'avais été détaché pendant quelques semaines, pour remplir une mission dont le détail est sans importance ici. J'avais pris l'habitude d'aller assez régulièrement au foyer, où l'on servait quasiment à prix coûtant des bières (Kronenbourg il va de soi) et des sandwichs, et notamment un sandwich que je trouvais fameux, pimenté juste ce qu'il fallait et fort goûteux. Un jour, je demande au jeune para qui tenait le foyer, avec quoi était fait ce sandwich. « De la soubressade », me répond-il. Je lui demande alors d'où venait cette soubressade. « C'est algérien » me dit-il. Mais comme j'avais bien reconnu que c'était une sorte de charcuterie, je lui dis que je ne comprenais pas bien, car les Algériens ne mangeaient pas de porc. La réponse haineuse et violente fusa immédiatement : « J'ai dit algérien, j'ai pas dit bougnoule ! ». Ce jour là j'ai donc appris deux choses : pour ce jeune soldat français, non seulement les hommes, mais la nourriture aussi, pouvait (ou pas) être bougnoule, et huit ou neuf mois après la fin de la guerre, et guère plus de six mois après l'indépendance du pays, puisque les pieds-noirs qui avaient, comme je l'ai su plus tard, apporté la soubressade d'Espagne, avaient presque tous quitté le pays, nous n'étions plus en Algérie. Mais où donc alors, en Bougnoulie peut-être ?
Quelques semaines plus tard, ce n'était plus à propos de charcuterie, mais de pommes de terres que je touchais à nouvau le fond de la bêtise raciste. J'avais changé de mission, et j'avais quitté le camp de parachutistes pour être affecté comme responsable de la grosse plonge et de l'épluchage de pommes de terres au mess de garnison de Blida. Mais ce que l'on avait oublié de me dire, c'est qu'il me revenait de faire passer commande de pommes de terres quand il ne restait plus qu'un sac ou deux dans la réserve. Ce n'est que dans le courant de l'après-midi d'un samedi que l'on s'aperçut qu'il nous serait impossible de servir les frites qui étaient au menu du lendemain car le grossiste qui nous fournissait était fermé, et que je n'avais pas demandé de réapprovisionnement. C'était moi le responsable, et, faute de trouver une solution, j'étais bon pour au moins quinze jours de taule. Finalement un copain qui était chauffeur et disposait facilement d'une camionnette, me propose de faire le tour des casernes et camps français de Blida pour emprunter deux sacs de pommes de terre, soit au mess, soit à l'ordinaire. Après deux refus (dont l'un au camp des paras - décidément…) l'adjudant responsable du mess de la base aérienne acceptait de me prêter deux sacs de pommes de terre, à la seule condition, me dit-il, que je lui rende des « pommes de terre de France » et pas des « pommes de terre bougnoules », ce que je m'engageais bien entendu à faire par un papier dûment signé de ma main.
Confirmation à mes yeux était donc faite que, dans l'armée française, on pouvait trouver, en 1963, au moins un deuxième classe et un adjudant (et sans doute beaucoup plus), chez lesquels l'incommensurable bêtise raciste était tellement monstrueuse, qu'elle allait jusqu'à stigmatiser, non seulement les êtres humains, mais les choses.