Du temps.

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"La souffrance de l'attente, de l'impatience, tient à ce que l'âme y est écartelée entre deux mouvements strictement opposés. L'un tire vers l'avant, anticipe, appréhende d'avance ce qui vient d'au-delà de l'horizon, alors même que de l'intérieur de l'âme une autre force maintient en place, retient, oblige à constater ce qui est, ce qui n'est pas encore. Ce n'est pas que je voudrais être en avant du temps présent, et que le temps présent, lui, resterait méchamment là où il est, n'avançant que seconde par seconde. Cela, c'est ce que je vois sur la grosse pendule de la salle d'attente, c'est ce que je crois, ce que je veux croire. La vérité est que je voudrais, d'une part, être en avant de moi-même; et, d'autre part, que d'autres forces en moi me font vouloir être moi-même en ce moment précis du temps où je suis. Car, en tant que moi, je ne suis pas un projectile, mais un habitant du présent. Sans ce présent, je ne suis plus. Je m'accroche à lui de toute une partie de mes forces."
Pierre Pachet
Paul Klee disait « Définir isolément le présent c'est le tuer. » Sous la lanterne de ce qui a été jusqu'alors écrit, un éclairage peut alors se faire sur un présent, celui de mon écriture. Il est tard. De nombreux tumultes parcourent la vie sociale de la France, l'Europe porte la guerre en son sein, le monde des humains gronde et se découvre, et ma vie elle même se reconstruit un avenir que le passé n'aurait su imaginer.
Cette image est parfois si littérale que lorsque le soleil frappe les vitres de mon logement né du passé, je pars ailleurs construire notre foyer, sur une terre longtemps abandonnée. Sur un terrain fait de rocailles et de rochers de calcaire où beaucoup se sont cassés les os, d'un age hors du temps où quelques arbres ont poussés au travers de la roche comme une esquisse pleine d'espérance de ce qui peut être entrepris. Ma vie, depuis une dizaine d'année, se caractérise par des environnements souvent opposés les uns aux autres.
D'un coté, je vis l'effervescence d'une vie de plus en plus numérique, virtuelle, dans une dialectique faite des flux qu'internet propose et d'un autre, je compose un rapport au monde qui renoue le dialogue avec une nature, sous les traits d'un chemin de résilience et d'autonomie et d'apprentissage d'usages low-tech, artisanaux et anciens. Dans cette polyphonie culturelle se trouve aussi bien d'autres choses, du legs flamenco aux vieux contes nippons. Il me faut constater avec joie que ces mondes cohabitent avec finesse en se nourrissant les uns les autre par un dialogue qui se complète.
La recherche de vérité du monde occidental moderne qui m'a été enseignée s'étiole à travers les nombreux calques de réalité qui se superposent sans fin dans ma vie et rendent mon regard plus systémique que conceptuel. Plus mon rapport au monde s'affine, plus je trouve prégnante et fondamentale cette question du dialogue holistique, qui est une des facettes fondamentales de l'incarnation, au présent, d'une conscience responsable : Témoigner des réalités vécues et entendre qu'elles ne sont qu'une partie de l'image du monde lorsqu'elles se voient compléter d'autres morceaux de vérité dans l'échange avec l'autre.
A mon grand regret, souvent, le dialogue se referme dans bien des strates de la société dans laquelle je suis né par les choix systémiques et patriarcaux effectués par le pouvoir, ou une approche trop conceptuelle aux accents de dogmatisme, ou, plus insidieusement, au fil des influences de la morale et de la culture majoritaire qui ne considère rarement le dialogue dans ce qu'il est vraiment. On étiole et découd les institutions qui préviennent l'appauvrissement du langage, jusqu'à censurer Agatha Christie, Roald Dahl, pour éviter la controverse et donc réfléchir sur ce qui sous-tend notre culture.
On désamorce les tentatives de dialogue sociaux par l'usage d'une force illégitime et inadaptée, comme lorsque des grenades de désencerclement font d'une main d'un manifestant une charpie horrifique. En France, on militarise la police depuis dix ans qui désormais roule parfois littéralement sur des manifestants. On nasse. On étouffe. Le souffle coupé, tout dialogue semble rompu depuis trop longtemps.
Plus loin, on déplace des missiles nucléaires en Europe, l'immigration est vue comme un appauvrissement, un risque, un danger comme si nous avons oublié, oblitéré la richesse même d'une civilisation, la nécessaire diversité et le langage fondamental qui irrigue toute démarche de résilience. Les peurs sont alimentées, servent de justification à des actes qui bien souvent se justifient par leurs buts et le silence qu'elles imposent.
Le débat est rendu stérile. Et pour beaucoup, d'un autre coté, la fin ne justifie plus les moyens. On crie, on hurle, on invective, on s'en casse la voix. Nous nous rêvons d'être autrement. 92% de la population française est internaute. Les bibliothèques sont désertées, en contre partie des moteurs de bibliothèques clandestines naissent sur la toile pour sauvegarder ce qu'il reste pendant que les livres sont physiquement délaissés et pilonnés.
On stream, on surfe, on métaverse, on opensource. Sans internet, beaucoup n'auraient ni musique, ni films, ni livres, ni jeux où déverser le langage de l'imaginaire et de l'ouverture à un inconnu, mais rien de cela affole. Il est de mise de confondre la communication avec le dialogue. Nous imaginons déjà un monde de refoulement où, dans une réalité virtuelle, nous pouvons fabriquer sans coup ni sacrifice la projection même d'un égo destructeur par l'absence du dialogue, étouffé par des flux d'informations en térabits. Tout est bon pour se cloisonner derrière un sentiment de communauté feinte, pour projeter des croyances et des dogmes entre pairs.
Dans ce contexte, le bon sens est une expression politique et l'empirisme devient une valeur militante. L'expérience, un combat sociétal. La vie se représente de plus en plus dans des images technophiles et digitales mortifères qui, sans complexes, se veulent porteuses de vies fabriquée par ou pour une humanité en décadence. Le spectre de la mort quant à lui arbore désormais pour la pensée mainstream des feuilles et des racines, se représente dans la fonte des glaciers, et bientôt on capitalise l'eau dans des bassines absurdes comme on a pu le faire, dans une paranoïa à peine feinte, lors du sars-cov2 avec le papier hygiénique des supermarchés.
Une dangereuse représentation se niche là-dessous : La mort n'est plus le reflet dans le miroir des illusions, ne nous accompagne plus là où l'esprit se détache du corps. La vie n'est plus fondamentalement liée à la nature profonde et racinaire des choses. L'inverse apparaît. La vie, cette vie fantasmée et éternelle, fait désormais partie de l'illusion de la dématérialisation, s'incarne dans des projections déracinées, qui furent longtemps considérées comme dévitalisées. Et en contrepoids, la mort devient l'outil figuratif de l'expression de la nature. Pour ne jamais complètement disparaître, une start-up – Somnium Space – développe une solution dans le metaverse pour permettre à vos proches de continuer à échanger avec votre avatar après votre mort.
Des milliards sont investis dans des processus de refoulement risibles, comme la mise en place d'un programme spatial qui viserait à habiter mars, pendant que l'on débat sans fin et sans propos pour savoir s'il serait judicieux de considérer enfin l'adaptation aux réalités imposées par notre planète à l'humanité. Mais là n'est pas fondamentalement mon propos. Je ne souhaite pas me lancer dans un essai orageux, rageur et critique de notre époque, qui par ailleurs porte en germe les éclats de son à-venir et ne peut aujourd'hui faire autre chose que débat et l'objet d'un dialogue vers une prise de conscience active, quoique ça puisse décrire de ce que je suis aussi.
Fondamentalement, tout est temporaire, par le fait d'être vivant. A quoi bon comparer la temporalité des choses, à quel fin ? Notre mortalité seule trouve le sens dans son éternité, car elle est au delà du temps, de la vie, de l'expérience de vivants. La vie quant à elle ne trouve aucunement de sa valeur dans le temps qu'elle déploie. Elle est. Pour moi, craindre le futur, son futur comme celui du monde, n'est qu'un moyen parmi d'autre de se rassurer.
A travers cette vision subjective, voir personnelle de mon présent, la question du temps devient poignante. Qu'en est-il de la confiance que l'on donne à celui-ci et donc, de fait, en celle que l'on offre à nos à-venirs et à la vie ? Qu'en est-il de l'humilité d'accepter de ne pas savoir, de ne pas devoir savoir ce qui n'est pas encore objet de connaissance et donc issu de l'expérience ? Qu'en est-il de la foi en la vie, de l'espérance ? Comment espérer accueillir l'inconnu de l'à-venir dans cette démarche de contrôle qui, culturellement, nous est enseignée ? Comment imaginer que le temps soit quelque chose de véritablement saisissable ?
Et pourtant on qualifie le temps constamment comme objet de perte ou de gain et non comme véhicule du présent. Le temps est pourtant rien de moins qu'un mystère de la vie, et son absence apparaît uniquement comme une caractéristique de ce qui est au delà de ce présent. Sous ces questionnements d'apparence naïfs, d'un existentialisme daté, à l'approche de ma trentaine, j'ai pu saisir une autre manière d'appréhender le temps. Que l’être humain soit un être fini, c’est-à-dire éphémère, puisque son existence ne s’étend qu’entre les deux bornes que sont sa date de naissance et celle de sa mort, cela peut paraître au premier abord une évidence, du moins pour ce qui est de notre civilisation et ce, depuis moins de 200 ans.
Évidence récemment assumée, telle que l'on en oubli de la penser et de la vivre empiriquement, de l'incarner et de la questionner. Cette « finitude » ne va pourtant pas de soi, car nous vivons la plupart du temps dans l’oubli de notre propre mortalité. Alors elle devient le terreau fertile et mortifère d'un amalgame existentiel. Au début du siècle dernier, dans ces Essais de psychanalyse, Freud notait que « personne, au fond, ne croit à sa propre mort ou, ce qui revient au même : dans l’inconscient, chacun de nous est persuadé de son immortalité ». Que l’être humain soit un être du temps, éphémère, puisque son existence ne s’étend qu’entre sa naissance et sa mort, ne résume pas la dialectique de ce que l'on vit au temps.
Une pensée m'est venue lors de l'AVC du père avec qui j'entretiens alors encore une relation. La normalisation des vies dans l'exemple familial dont je suis issu, donne à voir un manque cruel de prise de conscience de notre finitude. La peur de la mort, cette fragilité du fil de nos existences est mise au placard tant que ce même fil ne vibre pas suffisamment. Dans une recherche de sens, le fil est tendu par la prise du sens que l'on a ferré, sonore même. Lorsque l'on s’oublie, ce fil devient comme invisible et silencieuse tension entre le plomb de nos vies et l’hameçon de notre espérance esseulée. Pour Sartre, dès qu’il y a existence, il y a choix, et dès qu’il y a choix, il y a finitude, de sorte que « la réalité humaine demeurerait finie, même si elle était immortelle, parce qu’elle se fait finie en se choisissant humaine ».
La mort et le temps ne sont liés que par la subjectivité d'une conscience qui se définit par le temps dans un caprice athée et existentiel. Au delà de ce caprice, ma foi bien occidental, se trouve aussi une façon d'appréhender le temps plus détachée de la mort. Il est question de religiosité et d'humilité. La finitude d'une vie n'est pas seulement celle de la finitude du présent. Souvent, en occident, on en oubli le présent par la prégnance du poids de la finitude de nos vies qui compressent alors nos désirs au point de noyer notre capacité à jouir de notre temporalité. On regarde aussi souvent l'immortalité de nos anciens dieux et leur intemporalité avec envie et jalousie.
Pourtant, nous ne sommes pas responsable de notre mort, du moins, a posteriori et elle ne nous appartient finalement pas. Notre vie, nous pouvons en décider, jusqu'à y mettre fin, mais cela ne nous donne aucune emprise pour autant sur notre mort et la finitude de notre vie. Par contre, nous pouvons nous saisir de nos choix, nous avons la liberté de les appréhender, les assumer et ce n'est qu'ainsi que nous apprenons de ceux-ci. La responsabilité de choisir se nourrit de notre dialectique au temps, tout au long de notre vie.
Le temps est l'artisan de l'expérience, et donc de la connaissance. La mort apparaît comme l'offrande de l'assujettissement de la conscience comme objet de finitude au temps. Dans cette approche, la mort permet de relativiser la prégnance des peurs face à l'à-venir en relativisant le poids d'une vie qui, en définitive, n'est qu'un éclat éphémère. Le fait d'être mortel et de ne pas connaître l'espace du temps qui nous est alloué nous permet de n'être responsable que de nos actes, sans avoir à penser l'achevé.
De toutes les entreprises existentielles menées par la conscience, aucune n'est véritablement achevée. Rien ne peut faire l'objet d'un jugement de nos pairs car tout porte en soi les germes d'un devenir. Seule notre responsabilité est engagée dans nos choix, choix qui féconde l'expérience d'une vie offerte comme légitime et éphémère.
Il n'y a pas d'attitude plus responsable que d'accepter d'être, par essence, inachevé et éphémère.