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Bien des gens dans le monde sont indépendants, mais très peu sont libres. J. Krishnamurti

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Billet de blog 31 mars 2023

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Entre dévoilement et critique : témoignage secoué par l'inflation

Dans un monde où l'on se compare et où l'on joue la carte de la compétition lorsqu'il serait bien mieux de faire corps solidaires, l'individu se rappèle parfois qu'il n'a pas toute sa vie dans ses mains. « Comment se regarder soi-même avec une certaine tendresse si les autres ne vous apprécient qu’à travers le prisme déformant de votre ascension sociale ? » Henri Laborit, Éloge de la fuite.

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Pour répondre correctement à la question adressée par Médiapart à ses lecteur.trices, il me semble qu'il faudrait pouvoir prendre un recul sur une situation systémique qui nous prend tous les jours de façon si prégnante qu'elle s'invisibilise. Mais je ne suis pas du genre à reculer et à tourner le dos aux difficultés.

Alors, dans un texte partial, biaisé, imparfait, je vous écris mon témoignage, tronqué, réduit, incomplet.

Illustration 1
Portrait d'une vie précaire effectué par Anouchka Clot - argentique - 2022 © Anouchka Clot


Pour parler du présent, il faut remonter à loin dans le passé. Des choix fait il y a plusieures dizaines d'années affectent fortement aujourd'hui encore la forme même de notre quotidien. Je suis en couple avec ma compagne depuis 23 ans. J'avais alors 15 ans. Issus tous deux de famille prolétaires, pathogènes, nécrosées par la culture colonialiste et capitaliste, nous avons connus la précarité et l'exploitation des métiers payés au smic toute notre vie, ou presque car aujourd'hui ma compagne est bibliothécaire.

Il nous a fallut longtemps avant de réaliser la part de névrose dans la soumission à un système que l'on nous a enseigné, la notion de castes qui se cache sous une apparente société libre empreinte de méritocratie. Nous définissions l'exploitation comme étant du travail, nous pensions même que le travail et le salaire sont deux faces de la même chose avant de comprendre, il y a à peine dix ans de ça, qu'il n'en était rien. Le travail n'est pas de l'argent et l'argent n'est pas un symbole, mais un moyen. Mais nous touchons là un sujet qui dépasse le simple témoignage. Le problème est fondamentalement systémique, qu'en témoigne la médaille d'honneur du travail en France qui est elle-même, littéralement, en argent.

« Parler de travail précaire relève de plus en plus du pléonasme : un nombre grandissant de postes de travail sont sous la menace permanente d’être interrompus par un licenciement ou un accident de santé. Ici et là, une critique du travail émerge : dans la réfraction, la résistance passive, la rébellion, mais aussi dans le champ éditorial et à travers des essais théoriques. » Variations, Revue internationale de théorie critique.

Depuis quelques années, ma femme est bibliothécaire. rentrée par la petite porte, elle est, depuis quatre ans, titularisée pour un salaire de 1424€ qui représente la totalité des revenus du couple. Sur cela s'ajoute une aide sociale par la prime d'activité qui est d'environ 400€. Nous avons donc 1800€ pour vivre à deux, ce qui est à la fois beaucoup et peu. Je suis officiellement inscrit dans les listes de demandeurs d'emploi depuis 2014. Afin de pouvoir dépasser la condition sociale qui nous fut imposée par notre milieu, nous avions tenté l'université, sans succès il y a désormais 16 ans.

Après des années de luttes et de questionnements, depuis 2018, nous essayons de bâtir notre maison écologique, autoconstruite, autonome et responsable afin de réduire nos dépenses à long terme et mettre dans les actes nos convictions. C'est un défi et un pari dangereux en ces temps d'inflation. Notre futur foyer sera autonome en eau et électricité, fait à partir d'arbres coupés dans une forêt privée de façon responsable, débardés à cheval, coupés en scierie familiale et pour y arriver, on a du tout penser le plus petit possible, le plus sobre possible, et entamer un véritable travail sur soi-même afin de nous défaire des attentes d'un bagage culturel incarné par nos proches et systémique d'une société depuis bientôt un siècle.

Une maison de 25m², 8000l d'eau pour la cuve, et tout faire seuls, à la main. Tout cela est un véritable luxe, possible que par la force d'une civilisation dont les moyens techniques et logistiques permettent ce genre de mise en œuvres qui, usuellement, sont les résultats de solidarités. Cela est aussi le fait d'une culture, des livres qui ont transmis un savoir auprès d'une personne comme moi issu d'une famille qui jamais n'a su faire autre chose que travailler pour vivre. Pas de grue, pas d'industrialisation dans les procédés de construction, pas de bétons pour murs, low-tech.

Un labeur titanesque regardé d'un œil critique par la culture que nous portons tous, par nos directives, nos normes, nos besoins de contrôles inadaptés à un monde qui se regarde lui même afin de changer et s'adapter. Depuis cinq ans, je suis sur le terrain à construire seul cette maison pendant que ma compagne va chercher "les légumes à mettre dans la soupe". Depuis cinq ans, je vis au jour le jour un conflit regrettable entre ce que notre couple entreprend dans son lien avec sa citoyenneté et les conséquences néfastes d'une société incapable de véritable introspection politique.

Depuis un an, cela devient plus difficile, certes, mais aussi plus perceptible, inévitable. Non seulement financièrement, mais surtout psychologiquement. Nous n'avons certes plus l'argent pour acheter les éléments qu'il nous manquent pour la construction car tout à augmenté de façon disproportionnée, car pèsent sur nous les prêts de l'habitat ainsi qu'un loyer d'un studio loué dans la ville du coin. Mais nous ressentons aussi une fracture, une perte de confiance dans les institutions, une montée des individualismes comportementaux. Le courage de changer n'infuse pas suffisamment dans notre société afin de permettre ce lâcher-prise sur ce besoin de contrôle qui est fondamentalement délétère à tout changement structurel.

La solidarité, quoique présente, balbutie. Nous devons adapter notre façon de faire alors que l'on est pris dans des règles et des systèmes mécaniquement rigides et contrôlant. Le conflit entre les réalités vivantes et l'artificielle perception que beaucoup se tissent de celles-ci est de plus en plus prégnant pour nous, ce couple sans enfant, sans histoire, invisible. Alors qu'invisibles, je le répète car c'est une des formes de la violence que nous subissons tous les jours, nous apparaissons comme un couple hétéronormé, blanc, certes pauvre mais privilégiés, primo-accédants à la propriété, sécurisés par un emploi dans la fonction publique... Considérés comme chanceux, et en un sens nous le sommes vraiment, il est difficile de voir la réalité de notre quotidien, ni de porter notre voix. Et pourtant, on aurait des choses à dire !

On a vécu pendant cinq ans dans 11m² avec un chien, les vitres qui gèlent le matin en hivers et des conditions précaires probablement inimaginables pour de nombreux français.es afin de rendre possible notre projet. Les rats et le spectre de la maladie qui couraient la nuit dans notre ancien domicile ont eu raison de notre santé psychique et nous ont fait quitter ce logis, et nous ont fait comprendre notre attitude absurde empreinte de pénitence toute chrétienne. L'été dernier, sous peine de finir en dépression, nous avons déménagé dans un studio, concédant à plus de dépenses - celle d'un loyer -, afin de se défaire de la grande précarité qui était ce quotidien.

Nous dépensons ainsi la totalité de ce que nous avons par mois. Un accident, un aléas, et tout peut s'écrouler. Ce point n'est pas très intéressant à détailler tellement il est partagé par un nombre croissant de personnes. Sous une épée de Damoclès, l'état impose une vie destructrice à bien des gens, incapable de prise de risque et d'expérimentations pourtant capitales pour trouver des "autrements". Comment modifier son comportement lorsque la peur imprègne l'idée même de changer quoique ce soit ? Heureusement, il en est différemment dans notre témoignage, car nous avons fait le choix de n'avoir que notre responsabilité sur le dos, et un but, celui de trouver un lien apaisé au travail, au foyer et à la vie, quoiqu'il en couterait.

En apparence, nous avons actuellement un mode de vie qui se rapproche plus de ce que l'on peut imaginer comme étant une situation pauvre, certes, mais banale, sans la précarité de beaucoup d'autres moins chanceux en France, quoiqu'encore sous le seuil de pauvreté. Nous avons un toit étanche, du chauffage si l'on peut se le permettre, de la nourriture "en grande surface" qui nous attend. Nous avons une voiture et même le luxe de pouvoir nous payer un chien, internet et un abonnement à Mediapart !

Mais avec l'inflation, je ne mange à midi que si je vais sur le chantier, que si, en un sens, je le mérite. Les jours de pluie, les jours de fatigue, je ne mange qu'une fois par jour et cela parait normal à nos yeux. J'ai vendu ma camionnette, mon échafaudage et bien des outils qui me facilitaient la vie, pour pallier un temps aux folies de cette époque. Et je ne vais plus voir ma famille en Ardèche. Du Jura à chez eux, c'est trop d'argent dépensé, trop de péages. Je vais voir mes amis, dispersés dans l'Hexagone, que très rarement, lorsque mon cœur m'y oblige et que l'impression d'isolement laisse place à un sentiment d'enfermement.

La vie devient ce qu'elle est réellement, une affaire de choix, de sacrifices et d'offrandes. Je me sédentarise de plus en plus, et je me rends compte que cette précarité, aujourd'hui, est visible dans le repli sur soi qu'elle induit mais aussi dans l'ouverture à la vie qu'elle impose. Alors, nous allons à l'essentiel, avec la crainte de voir les prix encore augmenter, et avec la joie d'avoir pu planter un arbre, d'avoir trouvé une pierre à maçonner ou d'avoir un soleil doux sur le visage.

Notre panier moyen est passé de 80€ à 110€ par semaine. Il y a un an, l'osb en 12mm coutait environ 7€/m². Aujourd'hui, c'est au minimum 12,50€/m². Il y a un an, j'imaginais déjà la joie de pouvoir acheter le nouvel opus de Zelda sur Switch, car notre attitude décroissante n'a jamais été synonyme de vie moyen-ageuse. Aujourd'hui, j'ai les larmes aux yeux en pensant aux fruits que j'espère récolter un jour des arbres que j'ai planté cet hiver, car finalement, l'essentiel m'apparait plus aisément. Le bois à augmenté de 30% dans notre région, mais notre démarche est faite de prévision et non pas de guérisons, n'est plus empreinte de résignation, mais d'adaptation.

Au lieu de chercher ce qui nous manque, nous faisons de plus en plus avec ce que nous avons et nous voyons ainsi de plus en plus, qu'il nous manque l'essentiel au quotidien. Que l'essentiel est devenu une denrée rare. Que l'essentiel est piétiné, tout comme l'est le budget d'une médiathèque, tout comme l'est la situation critique et illégale du fond ancien salinois ou la culture en générale, l'éducation, la recherche. Nos outils ne sont plus que des babioles jetables, assujettis au profit, déracinés du Réel, ou des concentrés de technologies qui portent en elles les germes de leur obsolescence. Lorsque l'on est pauvre, on ne peut pas vraiment guérir de grand chose alors on cherche des chemins différents, plus résilients, plus flexibles. La pauvreté est avant tout l'école de la résilience : Il est d'autant plus important d'avoir une attitude prévoyante. Ainsi, sans vouloir ouvrir un débat dessus, je note qu'il n'y a pas, selon moi, d'écologie sans pensée sociale, ni de pensée sociale sans une éthique écologique.

L'inflation a amplifié toutes ces choses là.

Entre l'augmentation des prix de l'alimentaire et celui qui touche les impondérables de notre projet, c'est non seulement notre présent qui est affecté mais aussi les conditions d'une transition de deux vies vers une attitude de responsabilité écologique. Alors, comment se fait-il qu'aucun des matériaux écologiques dans l'habitat n'ai été protégé de l'inflation pendant que ceux qui génèrent le plus de tord n'ont subit que peu d'inflation (ciment, laine de verre, etc.)? Prenons-nous vraiment la mesure du cout de l'inflation sur la démarche de transition que de nombreuses personnes essaient de mettre en place dans leurs vies ? Nous n'aurons jamais d'enfants. J'ai dépensé l'année dernière 350€ pour une vasectomie car ce risque faisait peser trop de stress à notre quotidien. Il est bien difficile de faire un état des lieux complet de ce qu'implique la situation actuelle de nos finances au quotidien. Plein de décisions en découlent.

Nombreuses sont celles qui nous rendent, peu à peu, nihilistes et pessimistes mais tous les jours, sous le bruit du rabot et de la colère du peuple, je cultive et protège la flamme de mon espérance en des jours plus responsables, plus équitables, plus démocratiques et respectueux pendant qu'ailleurs, on imagine encore que notre futur ne peut être qu'un duplicata d'un passé mortifère. Le manque de courage de bien des gens m'agaçait. Désormais, l'inflation fait que celui-ci détériore le dialogue même qui fait le fondement de nos démocraties. Désormais, l'inflation entérine la question des moyens d'une transition. Désormais, la fin ne justifie plus les moyens.

Et la faim les désagrège.

« Trop d'animalité défigure l'homme civilisé, trop de civilisation créé des animaux malades. » carl gustav jung

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