À l’heure où l’on constate une pénurie de médecins et une propagation des déserts médicaux en ville comme à la campagne, à l’heure où un rendez-vous peut nécessiter jusqu’à une semaine d’attente chez un généraliste et plusieurs mois chez un spécialiste, où l’on vous dit si vous avez un problème allez aux urgences, alors que les urgentistes répètent dans les hautes et basses sphères, qu’elles sont en état de saturation et de tension permanente, proches de la rupture, voilà que s’annonce une réduction de 16 % du nombre de postes d’internes disponibles (-1510 postes) pour cette rentrée.
Causes, responsabilités, solutions ? Discours et fuites en avant. En attendant, le patient et la société font les frais - coûteux, au sens propre comme au figuré - d’un délabrement que l’on voit venir depuis plus de deux décennies, et qui n’affecte pas que les aspects matériels ou quantitatifs du problème. Il y a au bout du bout des humains en souffrance, qu’ils soient professionnels ou patients.
Tiens, parlons-en du patient.
Messieudame Patient habite la banlieue d’une grande ville du sud, à juste titre réputée, tant pour sa faculté de médecine plusieurs fois centenaire, que la qualité des enseignements prodigués et des médecins formés. Pénurie ici, pas vraiment en apparence, quand tout va bien. Mince, Patient contracte une infection pulmonaire début d’année. Un virus, « covidien » ou pas, est passé par là. Il va voir son médecin traitant, Messieudame Dr Traitant ; il a la chance d’en avoir un, ce n’est pas toujours le cas.
Rien de méchant, une couverture antibio, une inhalation de ceci cela, une prise de sang et hop, c‘est reparti. Oui, c’est reparti, mais dans le mauvais sens, aïe. On recommence, on tousse, « si ça se complique, vous m’appelez Messieudame Patient, on ira voir un pneumologue » dit Dr Traitant. On fera cela encore une fois et on refera aïe, car Patient tousse de plus en plus et sa toux s’accompagne maintenant d’hémoptysies. Dangereux ou pas, cracher du sang c’est flippant.
Donc comme prévu on rappelle le secrétariat de Dr Traitant, secrétariat qui est à la médecine ce que le cloud est au stockage informatique, une nébuleuse. On transmettra, on vous rappelle… merci, je compte sur vous. Mais on ne rappelle pas, donc deux jours plus tard Patient remet le couvert : même réponse, même merci.
On dit que la patience est la mère de toutes les sciences, mais au 3ème rappel, Patient est en voie de perdre la sienne ; les symptômes s’aggravent ! Quelque peu indisposé d’avoir perdu une semaine quand sa santé se détériore, il rappelle une troisième fois. A la nébuleuse du secrétariat cloud on est moins amène, voire froid, on n’aime pas les reproches : en effet, mais nous avons énormément de travail, il faut être plus compréhensif... Patient, bec cloué, est perplexe ! Dr Traitant ne rappellera pas pour autant… Patient non plus donc, car le jamais-trois-sans-quatre n’existe pas ; il change de Dr Traitant, s’adresse à un cabinet, un groupe de médecins et un vrai secrétariat, accueil, politesse, attention, écoute. C’est rassurant.
Nouveau Dr Traitant envoie en urgence Patient en pneumologie à la clinique du M. ; l’urgence c’est 15 jours d’attente supplémentaires mais la machine bouge : scanners, analyses, consultations, Dr Pneumo a des interrogations et adresse, pour avis, Patient au Centre Hospitalier Universitaire (CHU) de la fameuse université pluri-centenaire, le tout accompagné d’un dossier par courrier postal et courriel pour le Dr médecin CHU. Dr Pneumo a du nez et de l’expérience, Dr Pneumo a vu un truc qui taraude. Patient appelle donc M’sieudame CHU et chouette, le secrétariat n’est pas un cloud … zut, c’est tout comme, car on vous recontactera si on le juge utile. Déconcertante voire consternante réponse.
Qui est cet on ? Nouvelle perplexité, pour ne pas dire plus ! Un mois et quelques appels plus tard, CHU répond non aucune trace de votre dossier. Cloué une seconde fois, maintenant on vire à la sidération ! On revient donc vers Dr Pneumo qui renvoie le dossier à CHU, qui ne répondra jamais.
La santé de Patient chavire, l’équilibre général en a pris un coup. Par la force des choses il a laissé tomber la piste CHU et retourne au cabinet des Dr Traitant oui, il y a bien là des marqueurs élevés, mais ce n’est pas pour autant que vous allez déclencher cette maladie, ce que dira aussi un médecin adepte des thérapies douces. Une remarque qui interpelle tout de même Patient, hum, hum, moyennement convaincu par l'argument (du genre ce n'est pas parce que le dos gratte que vous avez été piqué par un moustique; effectivement, ça pourrait être autre chose).
Mais Patient croit en la médecine, il s’accroche au côté rassurant du pronostic. Il reprend patience et entame une nouvelle thérapie, hélas toute aussi infructueuse que les premières. Quelques deux mois perdus plus tard, il faut retourner chez Dr Traitant ; trois fois hélas cette fois, ce sont les vacances.
Heureusement, il y a deux autres Dr Traitant dans le cabinet médical. Nous allons contacter un médecin interniste, si le RDV est tardif rappelez-moi, on essayera de le faire avancer, en attendant prenez ceci pour soulager. Ça soulage en effet, merci Dr. Mais Dr Interniste est aux abonnés absents. Vous êtes bien aux cabinet des Dr Internistes, pour joindre le Dr tapez le… , on connait la chanson et on appelle donc le n° indiqué, c’est que Dr Interniste n’est pas sur Doctolib.
Une nouvelle voix vous dit, et redira immuablement mais poliment pendant plus de 15 jours, Bonjour, vous êtes bien à la clinique Saint-J., en attendant de joindre …. nous vous prions de patienter quelques instants en musique. Au premier appel, Patient a attendu 40 min chrono. On ne reparlera plus de musique ici, les autres appels furent bien plus brefs,
Patient a compris le truc mais ne comprend pas la situation, il prend donc les devants et va sur place. A la clinique St-J., une plaque à l’entrée renvoie vers un bureau où est écrit, sur une feuille de papier scotchée à la vitre, Dr Interniste. Ah, c’est bien là ! Salle d'attente vide, bureaux vides, pas un ordinateur, pas un dossier sur une table, pas de secrétariat en vue, pas plus d’information qui dirait en congés, veuillez rappeler à partir du tant et si urgence contactez...
Rien de tout cela, le désert des tartares, sauf un médecin d’en face qui sort, désolé je ne sais rien … merci Dr. On ne sait rien non plus au secrétariat de la clinique, on n’a pas les plannings des médecins alors allez aux urgences pour vous faire soigner, mais à cet instant précis Patient n’a pas besoin d'aller saturer les urgences, il veut juste un rendez-vous avec le médecin Interniste. Une seconde visite quelques jours plus tard se déroulera strictement de la même façon et donnera les mêmes résultats, sauf que là on a vu un secrétariat en présentiel et une boîte aux lettres portant le nom de Dr Interniste.
Chouette on progresse. La secrétaire donne gentiment, façon gardien de prison, une feuille blanche, qu’on glissera dans la boîte de Dr Interniste avec coordonnées date et signature, pour rappel, merci. Sans réponse, on ira jusqu’à envoyer un courrier postal, stérile comme le reste. Deux bouteilles à la mer, comme les dizaines d’appels téléphoniques qui ont précédé et suivi.
Trois semaines plus tard on rappelle, pour voir, parce qu’on voudrait comprendre. Eureka Dr Interniste répond Ah je vous ai appelé ce matin, bizarre, aucune trace sur mon téléphone. On explique le malaise créé par cette situation, mais Dr interniste ne l’entend pas de la même oreille. Le répondeur ? La secrétaire est en congé maladie ! Un petit mot sur la vitre du bureau ? Je travaille 52 h par semaine j’ai le droit de prendre des vacances ! Oui certes, mais juste changer le message du répondeur et un mot sur la porte, c’est que derrière il y a des patients en attente et en souffrance. Quoi les patients ? Dr Interniste manifeste à son tour de l’impatience devant Patient plus ou moins patient (convenons qu’il y a de quoi) qui tente d’expliquer mais … bip, bip, bip... dans le vide, car le médecin vient de lui raccrocher au nez.
Dr Interniste, de la clinique St-J., semble avoir oublié le serment prêté le jour de la remise du beau diplôme que tout médecin exhibe avec fierté et à juste titre lors de sa soutenance de thèse. On vient encore de perdre une bonne quinzaine. Mais par bonheur, grâce à un miracle, on a pu anticiper cette défaillance. Un tel qui travaille à la clinique St-R., a entendu parler d’un Interniste à la clinique du P., que tout le monde s'arrache, excellente réputation.
Miracle encore, cet Interniste est sur Doctolib, il a des disponibilités dans 7 semaines ; miracle enfin, c’est la trinité, un rendez-vous s’est libéré et Patient a pu consulter bien plus tôt que prévu. Au bout de six mois d’errance médicale il est pris en charge comme il se doit. Les miracles sont rares, c’est pourquoi ils sont appréciés.
Patient avait certes entendu dire quelque chose ne tourne pas rond dans le système de soins, il vient d’expérimenter. Un couac, c’est la malchance, la poisse, la déveine, la guigne, le manque de bol ou de pot, bref la faute à Voltaire ou à la faute à Rousseau dirait Gavroche. Mais trois couacs d’affilée et du même style ce n’est plus le hasard, on approche le statistique dirait Michel Audiard.
La suite de l’histoire de Patient ne nous concerne pas, sauf à souligner que des mois de retard se rattrapent mal quand la maladie avance. Les couacs, eux, nous concernent tous ! Un proche de Patient, médecin lui-même, confirmera qu'ils se généralisent, aussi consternant que cela puisse paraître. Les couacs soulignent, sans accuser personne (si quand même un peu), les sinuosités, impasses et infractuosités inadmissibles, d’un parcours du combattant d’autant plus inacceptable qu’il s’agit de santé.
Des centaines de Monsieur ou Madame Patient font face à des secrétariats impersonnels et inadaptés car peu formés (probablement recrutés à moindre coût), à quelque médecin porté davantage sur le salaire que sur l’empathie, et qui a oublié le serment prêté sur les textes fondateurs de la déontologie médicale. C’est ajouter de la souffrance morale et psychique à la souffrance physique, c’est multiplier des va-et-vient de démarches coûteuses pour le patient comme pour la société.
Que propose-t-on aujourd’hui afin de faire face à la décadence pourtant annoncée d’un système dont on vantait à juste titre les qualités exceptionnelles il y a encore quelques années de cela ? Attend-on comme en Grande Bretagne (à moins qu'on y soit déjà) qu'un ministre de la santé explique que le point de rupture est atteint, qu'il met en marche une refonte du système, qui prendra une dizaine d'années, sans savoir encore comment la financer ? Ne disait-on pas la même chose d’ailleurs de l’école ?
Peut-on être optimiste quand il apparait que les priorités sont monopolisées par des objectifs de gestion statistique et matérielle davantage qu’humaine et quand la chute, annoncée elle aussi depuis longtemps, du système éducatif aboutit à une baisse générale du niveau de pensée et de qualification ? Les élèves d’aujourd’hui seront les secrétaires (s’il en existe encore), et les médecins généralistes, internistes ou spécialistes de demain.
Les connaissances médicales ont fait un bond spectaculaire ces dernières décennies, tout comme les avancées technologiques, mais veillons à ne pas laisser l’humain en bord de route.
Heureusement, le personnel dévoué, performant et doté d’empathie se débat au milieu du marasme afin de maintenir à flot ce qui peut l’être, tout en accompagnant au mieux ceux dont ils ont la responsabilité, les Patients, des humains qui déposent leur confiance et espoirs sur ce personnel. Tiens, qu’est-ce que je disais ? Dr Pneumo vient d’appeler Patient pour demander des nouvelles et Dr Interniste de la clinique du P. assure bien le job. Merci, tout espoir n’est pas perdu.