Lors de l'émission à laquelle je participe mensuellement sur OPEN FM, j'ai parlé, le 8/10/2020, du grand Socrates, capitaine de l'équipe du Brésil ; Cheville ouvrière de l’organisation de la Démocratie Corinthiane, une équipe basée sur la solidarité, le partage et la joie de jouer, il a eu, avec ses camarades Casimir et Casagrande et aussi leur président, Adilson Montero Alves un rôle majeur dans la chute en 1985 de la dictature militaire alors au pouvoir au Brésil.
Il me semble normal de rendre aussi hommage à 2 grands joueurs pratiquement inconnus : Carlos Caszely et Mathias Sindelar
Le 21 novembre 1973, 2 mois après le coup d’état orchestré par la CIA et la mort du président Allende démocratiquement élu, le Chili se qualifie pour la coupe du monde 1974 par une victoire 1-0 sur l’URSS qui ne s’est pas présentée; devant 40000 personnes, entrent sur le terrain un arbitre, onze Chiliens et… c’est tout. La fin du match est sifflée après deux minutes de jeu
Pinochet reçoit ensuite l’équipe chilienne fraîchement qualifiée pour le Mondial 1974 de Munich. Caszely raconte: «Je sentais les pas, quelque chose d’horrible. Tout à coup les portes s’ouvraient, et il y avait ce type avec une cape, des lunettes noires, et une casquette [soupir]. Avec une figure comme ça, aigre, sale, sévère. Il commence à marcher et à saluer les joueurs. Et quand il arrive très près, très près, je mets mes mains derrière moi et quand il me tend la main, je ne la lui serre pas. Il y a eu un silence qui pour moi a duré mille heures, ça a dû être une seconde, et il a continué. Moi, comme être humain, j’avais cette obligation, parce que j’avais un peuple entier derrière moi en train de souffrir, et que personne ne faisait rien pour eux. “Carlito, j’ai été pris”, “Carlito, j’ai un problème”, “Carlito, ils me recherchent”… Jusqu’à arriver à un moment où j’ai dit stop. Non à la dictature. Au moins laissez-moi protester, au minimum laissez-moi dire ce que je ressens.»
Le geste de Caszely est fort… mais ce n’est pas fini, il ajoute:
«J’arrive à l’aéroport et il y avait ma mère. Elle n’était pas dans son état normal, je la trouve triste, je la trouve introvertie. Je lui demande : “Quelque chose t’est arrivé, quelque chose s’est passé?” Et mon vieux avait une figure très triste. Ma soeur pleurait. J’ai dit : “Quelque chose s’est passé !” “Non. À la maison, on te racontera.” “Raconte-moi !” “Non, on te dira à la maison.” Quand on arrive à la maison, ma mère me dit :“Viens, accompagne-moi dans ma chambre.” J’avais comme une boule dans la gorge. Elle s’assoit sur le lit et me dit : “J’ai été détenue et ils m’ont torturée.” “Maman, arrête avec ça, on ne joue pas avec des choses comme ça.” Elle s’est tournée vers la lumière et m’a montré sa poitrine avec sa brûlure. »
Le football continue, et, déstabilisé, le fils de cheminot (comme Pablo Neruda) récolte le premier carton rouge de l’histoire de la Coupe du monde en assénant un coup de poing à Berti Vogts lors du premier tour (dans une poule hautement politique comprenant,outre le Chili, la RFA et la RDA). La presse chilienne, aux ordres, le moque, titrant «Caszely expulsé pour ne pas avoir respecté les droits de l’Homme ».Il est interdit de sélection pendant cinq ans sur ordre du président de la Fédération chilienne de football, le général Humberto Gordon. Après ces cinq années passées en Espagne, il revient et emmène son pays en finale de la Copa América 1979 (meilleur joueur). Mais la chape de plomb qui s’est abattue sur le pays empêche toute contestation de celui qui se contente d’être El Rey del metro cuadrado. Pour autant, Carlos Caszely n’a pas renié ses convictions.
En 1988, la campagne du référendum bat son plein, entre les partisans et les opposants au maintien de Pinochet au pouvoir. À la télévision, le 20 septembre 1988, apparaît une femme, disant d’une voix monotone: «Je dois raconter une expérience très triste qui s’est passée après le coup d’État. J’ai été séquestrée loin de chez moi. Emmenée dans un lieu inconnu, avec un bandeau sur les yeux. J’ai été torturée brutalement. Il y a eu tant d’actes violents que je ne peux pas tout raconter, par respect pour mes enfants, mon mari et ma famille. Par respect pour moi-même. Les tortures physiques, on peut les dépasser, mais les tortures psychologiques, tu ne peux pas les effacer. Je ne peux pas les oublier, même aujourd’hui, je les ressens dans ma tête et dans mon coeur.
C’est pourquoi je vais voter non. Pour que demain, ensemble, nous vivions dans une démocratie libre, sans haine, avec amour, avec joie…»
Apparaît alors Carlos Caszely, un écusson de Colo-Colo en arrière-plan: «Pour cela aussi mon vote est non. Pour que nous vivions dans une démocratie libre, sans haine, solidaire, et qu’ensemble nous puissions partager. Parce que cette belle dame… C’est ma maman.»
Avec cette intervention, Caszely réaffirme son orientation politique. Et ce ne sera sans doute pas sans conséquence : alors que l’incertitude règne sur l’issue du vote. Finalement, le «non» gagne à 56%, et les généraux des différents corps d’armée refusent de suivre Pinochet dans un second coup d’État.
Des analyses postérieures ont estimé que l’intervention de Caszely a pu faire basculer 7% des indécis vers le «non». Une intervention plus que symbolique dans le drame qui a secoué le Chili dix-sept années durant. Et un nouveau coup d’éclat, réussi, qui a contribué à écrire les premières pages d’un destin nouveau pour le pays de Carlos Humberto Caszely, fils de cheminot et d’Olga Garrido, El Rey del metro cuadrado.
Il y a un autre joueur, exemplaire au-delà de ses qualités sportives, dont je voudrais parler, c’est Mathias Sindelar
Dans le cimetière central de Vienne, en Autriche, (240ha, 3000 tombes) avec Beethoven, Brahms, Strauss, Salieri et bien d’autres artistes repose Mathias Sindelar, surnommé « le Mozart du football ». Il est décédé le 23 janvier 1939 et depuis cette date, chaque 23 janvier, un cortège se rend de son ancien domicile, dans le quartier des briqueteries jusqu’à sa tombe, dans le cimetière de Vienne. Pour le 1er anniversaire de sa mort, le 23 juin 1940, ils étaient 15000 à participer à cette manifestation, dans une Autriche occupée.
Le 11 mars 1938, c’est l’Anschluss ; les troupes nazies envahissent l’Autriche qui est annexée à l’Allemagne. Pour célébrer cette « réunification », les nazis organisent un match Autriche-Allemagne. L’Autriche est autorisée à jouer avec son maillot, à condition de ne pas marquer et que le score final soit un match nul. En signe de protestation, Mathas Sindelar marque à la 70ème minute et fait une passe décisive qui assure la victoire de l’Autriche 2-0 devant les yeux horrifiés de Hitler et des dignitaires nazis qui ne réagissent pas mais décident d’incorporer Sindelar dans l’équipe d’Allemagne ; il refusera à chaque fois , n’acceptant pas de jouer sous le maillot d’une Allemagne nazifiée, malgré l’insistance du sélectionneur Sepp Herberger qui dira de lui : « il s’est comporté en type bien »
Qui était Matthias Sindelar ?
Matthias Sindelar est né le 10 février 1903, à Kozlov, en République Tchèque ( alors la Moravie) d’un père maçon et d’une mère lavandière. En 1905, ils quittent Kozlov pou Vienne, où ils logent dans le quartier des briqueteries, un quartier ouvrier où l’on travaille 7j/7, plus de 12h par jour. Sindelar a 15 ans lorsque son père meurt en 1917 sur le front italien. C’est un petit gringalet. L’équipe réserve de Vienne demande à jouer contre les jeunes du quartier et à cette occasion, il marque 5 buts.
Matthias Sindelar est un homme du métissage. Il parle un dialecte de la rue, mélange de yddish, de français, d’allemand. Vienne est une ville cosmopolite où se côtoient 12 nationalités qui ont un langage commun, le viennish. Après des débuts au Herta de Vienne, un club populaire, il signe à l’Austria, le club de la bourgeoisie viennoise. Il va faire partie, un peu malgré lui, de l’intelligentzia viennoise et deviendra un excellent joueur d’échecs. C’est l’époque de Vienne la Rouge (1919-1934). Il fréquente alors les cercles tchèques qui sont très politisés. Malgré des propositions de grands clubs comme Manchester, il refuse de quitter Vienne et l’Autriche. Sans parvenir aux sommets, la Wunderteam règne sur le football européen. Il refusera sans esse de porter le maillot allemand dans une Allemagne aux mains du parti nazi. En 1938 il achète un bar à un ami juif, qu’il paye un bon prix ; il y reçoit des juifs et des tsiganes. Il joue à l’Austria de Vienne dont le président est juif. Les nazis interdisent à quiconque de lui adresser la parole. Dans une réunion entre les SA et les dirigeants de l’Austria, il déclare qu’il ne se pliera pas à cette injonction et qu’il continuera à avoir les mêmes relations avec le président du club.
Le 23janvier 1939, il meurt dans un appartement de Vienne, vraisemblablement victime de la Gestapo, qui a récupéré son corps et celui de sa maîtresse pour les incinérer au plus vite.