Les dernières élections municipales ont confirmé l'implantation toujours plus forte du Front National. Comme l'on sait, ce parti a entrepris de se "dé-diaboliser" ou, plus exactement, de se normaliser en abandonnant sa référence aux thèmes traditionnels de l'extrême-droite, et cette stratégie a certainement contribué à ses récents succès. Il est sans doute trop tôt pour savoir s'il s'agit simplement d'une réforme superficielle ou bien d'une mutation qui pourrait le transformer en profondeur, comme celle qui, en Italie, avait fait du mouvement néo-fasciste Alleanza Nazionale un parti de gouvernement inséré dans le jeu démocratique. Mais certains effets de cette dé-fascisation du FN se font déjà sentir de manière inattendue : elle tend en effet à laisser vide un espace politique à la droite de la droite, ce qui favorise l'émergence d'une nouvelle mouvance extrémiste. L'on se souvient que, en janvier dernier, 20.000 manifestants avaient défilé à Paris à l'appel du collectif "Jour de colère", d'associations catholiques intégristes, d'organisations "identitaires" et de groupes "anti-système", avec le soutien de Dieudonné et de ses partisans. L'on assistait à la première tentative pour mobiliser différents courants extrémistes en les rassemblant autour de cibles communes. Tout en appelant à chasser François Hollande et à "renverser le régime", les manifestants s'en prenaient en effet aux homosexuels et aux Juifs. Parmi les slogans repris avec le plus de vigueur : "Juif, la France n'est pas à toi!", "Juifs, hors de France!". La voilà donc revenue, la vieille clameur que l'on croyait oubliée… Son retour nous rappelle que rien n'est jamais définitivement acquis, que certaines idéologies résistent à l'expérience historique et à l'argumentation rationnelle; qu'elles peuvent connaître des phases de latence où elles semblent avoir disparu, pour réapparaître soudain. Ces cris de haine s'étaient à peine éteints qu'une rumeur inédite se mettait à enfler : sous le couvert d'une prétendue "théorie du genre", l'on s'apprêterait à introduire des perversions immondes dans les écoles maternelles. Propagés notamment par des réseaux islamistes, cet appel au "retrait de l'école" allait connaître un étonnant succès dans certains quartiers populaires. Quelques jours plus tard, nous apprenions que des intégristes catholiques faisaient pression sur les bibliothèques afin que l'on censure certains livres destinés aux enfants. Tout récemment, "Jour de colère" appelait à manifester dans une dizaine de villes, avec nettement moins de succès qu'en janvier, tandis que le mouvement intégriste Civitas dénonce "Valls le rouge, l'homme du CRIF" et son "gouvernement sous emprise maçonnique". Quel rapport y a-t-il entre cette mouvance extrémiste et un FN qui tente de se normaliser? En un sens, la situation actuelle rappelle celle des années 60, lorsque la déstalinisation du PCF et son adhésion à une "voie pacifique vers le socialisme" avaient entraîné l'essor d'une extrême-gauche plus radicale. Il y a pourtant une différence : entre le parti de Thorez et les groupes gauchistes qui dénonçaient sa "trahison", son "révisionnisme", il y avait détestation réciproque, rivalité et même antagonisme. En revanche, aucune rupture décisive ne peut être constatée entre la nouvelle extrême-droite et le FN. La frontière qui les sépare reste poreuse, comme celle qui, au sein de la droite catholique, sépare les "ultras" du Printemps français des "modérés" de la Manif pour tous. Comme l'a montré entre autres F. Haziza dans son Vol au-dessus d'un nid de fachos (Fayard), des relations étroites existent toujours entre les réseaux Dieudonné-Soral et certains membres de la direction du FN, et ces passerelles font circuler dans les deux sens les hommes et les idées. Bien loin de s'opposer, soraliens et lepénistes tendent ainsi à se renforcer réciproquement. S'ils partagent la même idéologie xénophobe, la même haine de l'Étranger, tout se passe comme s'ils s'étaient réparti les tâches. Pour les uns, qui s'adressent surtout aux Français dits "de souche" affolés par la crise et la menace du déclassement, l'Étranger dangereux reste le Musulman ou le Rom. Pour les autres, qui s'adressent plutôt aux jeunes issus de l'immigration, les cibles sont le Juif et l'Homosexuel.
Nul ne sait si cette nouvelle extrême-droite est appelée à se développer. Il nous semble cependant que son émergence soulève des interrogations essentielles; qu'elle nous invite à réfléchir sur la logique de la haine, sur les dispositifs qui la propagent et les fantasmes qui la sous-tendent. Qu'est-ce qui caractérise ces folles rumeurs et ces campagnes agressives qui se succèdent depuis quelques mois? Même si les cibles peuvent sembler différentes, elles mettent en cause à chaque fois un complot, tramé dans l'ombre par un puissant "lobby" avec la complicité des médias et de l'État. Que déclare sur un site islamiste la principale instigatrice du boycott de l'école, une proche d'Alain Soral? La soi-disant "théorie du genre" serait l'une des armes d'un mouvement mondial qui "avance masqué" : "c'est au-delà du politique", ajoute-t-elle. "Le politique est devenu l'instrument d'un projet spirituel, au sens 'maléfique' du terme". Qui sont les inspirateurs de cette conspiration diabolique? Un site intégriste catholique nous donne la réponse : la pernicieuse "théorie du genre" est "le fruit de lesbiennes juives américaines". La figure de l'Ennemi maléfique se précise : il s'agit d'une alliance entre les Juifs et les homosexuel(le)s qui s'attaque en priorité au corps et au sexe des enfants. Des parents d'élèves des écoles boycottées auraient ainsi déclaré que "des intervenants gays et lesbiens" allaient venir dans les classes pour apprendre aux enfants à se masturber et que des "médecins juifs" iraient "voir le sexe des enfants et leur dire qu'ils pourraient changer de sexe". La figure du médecin juif, dépositaire d'un redoutable Savoir sur le corps, redevient l'objet des plus inquiétants fantasmes. Rien de nouveau sous le soleil : à la fin du Moyen Âge, alors que se multipliaient les accusations de "meurtres rituels" d'enfants, des médecins juifs avaient été accusés d'utiliser le sang des victimes pour composer des drogues afin d'empoisonner leurs patients. Une accusation analogue allait resurgir au milieu du XX° siècle dans l'URSS de Staline, lorsque des médecins juifs furent soupçonnés d'avoir sciemment empoisonné des dirigeants du Parti communiste. Comme au Moyen Âge, ce ne sont pas seulement des individus qui sont incriminés, mais un prétendu "complot des blouses blanches". Cette dénonciation d'une conspiration utilisant les méthodes les plus abjectes est depuis longtemps un élément essentiel de la logique de la haine. Il peut s'agir du "complot des Jésuites", d'un "complot maçonnique" -accusé notamment d'avoir fomenté la Révolution française- ou d'une "conspiration juive mondiale", comme celle que mettent en scène les Protocoles des Sages de Sion que Hitler, paraît-il, connaissait par cœur. En d'autres temps, ce sont les "sorciers" et les "sorcières" qui avaient été accusés de former une vaste secte satanique et de pratiquer des rites sexuels clandestins et des meurtres d'enfants. Certains traités, comme la Démonomanie des sorciers de Jean Bodin (1580), prétendaient même qu'ils s'étaient infiltrés au sommet de l'Église et de l'État et qu'il fallait les traquer par tous les moyens pour les exterminer. Ce sont de telles accusations qui, lors de la grande chasse aux sorcières des XVI°-XVII° siècles, ont envoyé au bûcher des dizaines de milliers de victimes. Parce qu'il est particulièrement flexible, le schème du complot peut ainsi s'adapter à des situations historiques très variées en se contentant de changer de cible. En associant dans le même "lobby" imaginaire des catégories qui n'ont aucun rapport -par exemple les Juifs et les homosexuels- le schème favorise la conjonction de forces elles-mêmes disparates, comme cette coalition paradoxale des homophobes, des islamophobes et des islamistes que nous voyons s'esquisser sous nos yeux.
Pourquoi le mythe de la Conspiration connaît-il de nos jours une si grande faveur? "Malheur à celui qui n'a pas d'ennemi", écrivait jadis Carl Schmitt. Sans doute nos sociétés démocratiques pâtissent-elles de n'avoir plus d'ennemi visible. La fin de la guerre froide et l'effondrement de l'URSS ont pu donner l'illusion d'une "fin de l'histoire", de l'avènement d'un monde enfin pacifié; mais les hommes peuvent-ils si facilement se passer d'ennemis, de cibles qui concentrent leur ressentiment et leur haine? Or, le schème du complot permet précisément de s'inventer un ennemi invisible, un ennemi imaginaire d'autant plus malfaisant qu'il demeure caché. Ce schème réussit ainsi à capter des affects -souvent légitimes- d'indignation, de colère, de révolte contre l'injustice, en les orientant vers un Autre menaçant qu'il s'agit de démasquer, d'expulser, voire d'anéantir. Il n'est pas indifférent que cette obsession du complot soit le plus souvent portée par la rumeur (et propagée aujourd'hui par cette inépuisable fabrique de rumeurs qu'est Internet). Depuis toujours, la rumeur est l'arme des faibles, des humiliés, des invisibles, de tous ceux qui ne peuvent intervenir directement dans les circuits dominants d'information et de communication. La rumeur leur permet de construire ce que Foucault appelait une contre-histoire, un récit dissident qu'ils opposent à l'histoire officielle et qui est censé leur révéler la "cause" cachée de leur détresse. S'ils ont été réduits au silence, c'est que l'Ennemi règne en maître sur le Système et ses médias… Mais les récentes résurgences du mythe du complot s'enracinent plus profondément encore dans la relation des sociétés modernes au pouvoir souverain. Depuis la Révolution française, la dynamique de la démocratie a profondément transformé nos représentations du pouvoir; de même qu'elle continue de déstabiliser les identités et les places attribuées traditionnellement au statut social, aux classes, aux sexes ou aux "genres" en suscitant ainsi des crispations réactives, une défense angoissée des identités qui paraissent menacées. Dans une société démocratique où, comme l'avait repéré Claude Lefort, les anciennes figurations du corps politique tendent à se défaire, où l'exercice du pouvoir se trouve régulièrement remis en question, où la société fait constamment l'épreuve de sa division, il peut sembler que le pouvoir légal se réduise à une simple apparence, un simulacre inconsistant qui dissimule la réalité du véritable pouvoir. Et notamment lorsqu'un chef d'État affiche sa "normalité" et paraît incapable d'imposer son autorité… L'ancienne représentation monarchique d'un souverain tout-puissant et au-dessus des lois persiste en effet dans les sociétés modernes, mais sous la forme fantasmatique d'une conspiration qui "tire les ficelles" dans les coulisses et manipule les masses. Surprenant paradoxe : plus les moyens de communication se développent, plus l'exigence de transparence s'accroît, et plus se renforce cette croyance en une irréductible opacité du pouvoir, une zone d'ombre où se trameraient les pires machinations. En déniant les divisions et les conflits qui traversent les sociétés démocratiques, le mythe du complot impose la vision illusoire d'un "système" absolument homogène où les partis de droite et de gauche, les médias, les syndicats et les intellectuels conspirent tous ensemble au service d'un unique "lobby" occulte.
Comment riposter à la montée de cette nouvelle extrême-droite, comment répondre aux angoisses, aux fantasmes qu'elle mobilise? L'argumentation rationnelle et la pédagogie sont certes nécessaires; mais elles ne suffisent jamais pour dissiper des fantasmes. Et pourtant, si ceux-ci semblent échapper à toute prise, il reste malgré tout possible d'agir sur les dispositifs qui les diffusent et s'en servent pour étendre leur emprise. Comme le montre l'exemple de la chasse aux sorcières, l'intervention du pouvoir souverain et des défenseurs de l'État de droit a un rôle essentiel à jouer. Dans un pays profondément morcelé comme l'Allemagne de l'époque, où l'autorité centrale était quasiment inexistante, des persécutions massives de prétendues "sorcières" ont eu lieu dans de nombreuses régions au cours des XVI° et XVII° siècles. En revanche, à l'exception de quelques cas isolés dans des provinces éloignées, la France n'a pas connu de chasse aux sorcières, sans doute parce que, à la fin des guerres de religion, l'autorité politique de l'État avait été rétablie sans en passer par cette terreur de masse que Bodin appelait de ses vœux; mais aussi parce que les magistrats du Parlement de Paris avaient choisi d'annuler en appel la plupart des condamnations à mort pour sorcellerie prononcées par des juridictions subalternes. Et ils n'avaient décidé de le faire que parce que des penseurs, des médecins, des prêtres avaient, souvent au péril de leur vie, dénoncé les procédés des chasseurs de sorcières et les croyances qui justifiaient la persécution. Cela ne suffisait pas pour mettre fin aux rumeurs et aux affaires de possession diabolique; mais cela avait permis de briser les dispositifs de persécution qui tentaient de se constituer. Aujourd'hui encore, le recours à la loi demeure le plus sûr rempart contre les semeurs de haine; à condition toutefois qu'il s'accompagne d'une réflexion approfondie sur les facteurs qui engendrent cette haine et d'une intense mobilisation citoyenne. L'histoire nous l'a appris : en période de crise, les défaillances de la démocratie et de l'État de droit peuvent avoir des effets dévastateurs. Seule la reconstruction d'un vivre-ensemble, d'un sens commun, d'une nouvelle civilité démocratique permettra de conjurer le retour des vieilles hantises.
sse ax soricères