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Billet de blog 13 mai 2014

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Misère de l'antifascisme

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Manif "antifa" : dans des rues désertes, une trentaine de jeunes, drapeaux rouges et noirs au vent, scandent avec conviction "F comme fasciste, N comme nazi, à bas le Front National!". Les rares badauds les regardent défiler, un peu ébahis.

Lorsqu'un mouvement politique ne se définit que de manière négative, comme "anti", c'est qu'il n'a pas (ou n'a plus) la puissance instituante de s'affirmer et de créer. Au moins tente-t-il de résister à ce qu'il juge intolérable. L'intention est louable. Encore faudrait-il analyser et clairement définir ce contre quoi l'on combat… Le Front National a-t-il été "fasciste"? L'est-il encore maintenant? Ses tentatives actuelles pour se normaliser en abandonnant une partie de ses anciennes références d'extrême-droite -ce que l'on désigne abusivement comme sa "dédiabolisation"- n'équivalent-elles pas à un processus de dé-fascisation? Depuis quelques temps, de nouvelles mouvances extrémistes tentent de se constituer en profitant de cette normalisation du Front National et de l'espace qu'elle libère. Ces nouvelles extrêmes-droites, faut-il les dire "fascistes" et en quel sens?

Si un nouveau mouvement fasciste peut naître en France aujourd'hui, tout porte à croire qu'il ne sera pas "fasciste". Du moins au sens que ce mot a pris dans l'anti-fascisme ordinaire, c'est-à-dire dans l'opinion commune où nous baignons depuis 1945. Nous avons tellement identifié le fascisme à la figure du mal le plus extrême (ce qu'il a été, sans aucun doute) que ce mot a fini par devenir synonyme de "mauvais", de "méchant". Il a perdu son sens politique initial, sans prendre pour autant une signification nouvelle : il s'est dégradé, dévalué, au point de devenir une simple insulte. Mais un terme qui nomme indifféremment tout ce que l'on juge mauvais ne veut plus rien dire. Lorsque l'on tente de lui re-donner un sens politique, l'on en fait un synonyme de réaction, de contre-révolution : "fascisme" désignerait un État autoritaire, une dictature militaire et cléricale exerçant une répression impitoyable sur la gauche, la classe ouvrière, pour mieux servir les intérêts de la bourgeoisie et du grand capital. Les paradigmes du "fascisme", entendu en ce sens, seraient l'Espagne de Franco ou, plus récemment, la Grèce des colonels et le Chili de Pinochet.

Cette vulgate marxiste nous aveugle. Contre-révolutionnaire, le fascisme historique l'a été, très certainement. Et pourtant, il se présentait au contraire comme un mouvement révolutionnaire, socialiste, ouvrier, anti-capitaliste, hostile au pouvoir de la grande bourgeoisie et de l'Église. Intuition géniale de Visconti dans Les damnés : les barons de l'industrie allemande s'imaginent qu'ils pourront canaliser le nazisme et le mettre au service de leurs intérêts de classe; mais ce sont les nazis qui vont ravager leur monde et s'emparer de leurs usines… Gardons-nous d'oublier que des transfuges de la gauche socialiste, comme Mussolini lui-même, des syndicalistes révolutionnaires, des intellectuels anti-conformistes comme Marinetti ont joué un rôle essentiel dans la création du fascisme italien. Quant au sigle NSDAP, faut-il le rappeler, il désigne le "parti socialiste national des ouvriers allemands". Ce n'est jamais l'État, ni d'ailleurs l'armée -Arendt a raison de le souligner- qui ont constitué l'épine dorsale des régimes fascistes. Leur organe central de pouvoir était le Parti, ou plus exactement le mouvement : terme qui désigne un ensemble d'organisations de masse dirigées par le Parti, mais aussi une mobilité permanente, sans cesse ré-impulsée par l'action d'un chef charismatique. En mettant l'accent sur son caractère bourgeois et réactionnaire, l'anti-fascisme ordinaire méconnaît sa dimension prolétarienne et rebelle, ce qui lui interdit de comprendre l'attraction que le fascisme avait pu exercer sur une part importante de la jeunesse et de la classe ouvrière. Les nouvelles variantes du fascisme qui tentent aujourd'hui de se re-constituer n'ont qu'à puiser dans leur héritage historique pour se présenter comme des mouvements "nationalistes-révolutionnaires", des révoltés "anti-système", violemment hostiles à l'"Empire" du capital mondialisé. Elles seront d'autant plus fascistes, authentiquement fascistes, qu'elles se présenteront comme l'antithèse du "fascisme", tel que l'entend naïvement l'anti-fascisme ordinaire.

Objection : le fascisme historique n'était pas vraiment révolutionnaire, socialiste, prolétarien. Il faisait semblant de l'être. Né dans les années qui ont suivi la Révolution russe, l'insurrection spartakiste, le mouvement des conseils ouvriers en Allemagne et en Italie, il s'est partiellement approprié les thèmes et les symboles de la révolution sociale pour mieux détourner le prolétariat de sa tâche révolutionnaire. Merleau-Ponty le notait déjà en 1947 : le fascisme est "comme une mimique du bolchevisme", son simulacre trompeur. N'oublions pas cependant que la logique du simulacre est retorse : afin d'évincer son modèle, il s'efforce de l'imiter le plus parfaitement possible, au point de devenir presque indiscernable de lui. Le projet communiste d'émancipation universelle et le projet fasciste d'asservissement et de terreur demeurent sans nul doute antagoniques. Mais leur projet ne suffit jamais pour distinguer deux mouvements politiques : leurs pratiques réelles, le style de leur discours et de leur action, leur manière de désigner leurs ennemis et de les combattre comptent au moins autant que leur "Idée". De fait, lorsque le mouvement communiste s'est dévoyé dans le stalinisme, les différences entre le fascisme et lui ont fini par s'estomper. Parti unique, culte du Chef, désignation d'"ennemis du peuple" à exterminer, terreur d'État… À terme, plus rien ne distingue un Himmler d'un Béria ou d'un Pol Pot. Et tout porte à croire que sa dérive stalinienne ultérieure s'annonçait dès les premières années de la Révolution russe, comme l'un de ses avenirs possibles (qui n'était sans doute pas son seul avenir, mais qui a fini par éliminer ses autres potentialités). Ce ne serait pas seulement la dimension révolutionnaire du mouvement communiste que le fascisme se serait réapproprié : il aurait aussi reproduit ses aspects pré-totalitaires. Leur antagonisme violent se développe ainsi sur le fond d'une rivalité mimétique. Bien entendu, reconnaître que l'archipel du Goulag précède les camps nazis et leur sert de modèle ne disculpe en rien les nazis. Au moins, nous dira-on, l'idéologie raciste du nazisme le démarque-t-elle de la tradition révolutionnaire authentique. Est-ce bien certain? Entre Mein Kampf et les pamphlets antisémites du socialiste Dühring ou Les Juifs rois de l'époque du socialiste Toussenel (1847, réédité récemment par Soral), y a-t-il vraiment une différence? Que dire de Proudhon, l'un des pères de l'anarchisme, qui écrivait que "le juif est l’ennemi du genre humain; il faut renvoyer cette race en Asie ou l’exterminer"? Et que dire de la Judenfrage de Marx?

Que faut-il en conclure? Avant tout que les synthèses "rouges-brunes" de toute espèce, du "national-bolchévisme" d'un Limonov en Russie au "national-socialisme" branché d'un Soral ne sont pas simplement des monstres hybrides, des simulacres inconsistants voués à disparaître rapidement. Car ils s'enracinent dans l'ambiguïté constitutive du fascisme historique, dans sa proximité équivoque avec la tradition révolutionnaire. Quelques belles âmes ont tenté récemment de ressusciter l'"Idée du communisme" dans sa pureté immaculée, en la dissociant totalement de l'héritage sanglant du communisme réel. L'on ferait mieux de s'interroger sur ce qui, dans le projet de la révolution communiste, a rendu possible sa dérive totalitaire et sa réappropriation partielle par le fascisme.

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